Le marché de Belleville à Paris
On l’appelle le marché de Belleville parce qu’il s’étire sur le boulevard de Belleville, du métro Belleville (en bas de la rue des Pyrénées) au métro Ménilmontant (en bas de la rue Ménilmontant, à la jonction des 11ème, 19ème et 20ème arrondissements), mais il s’agit en fait du marché Ménilmontant. Ménilmontant ! Si célèbre dans les années trente que tous les « artistes de variétés » de l’entre-deux-guerres — comme on les appelait alors, les « chanteurs » n’ayant fait leur apparition que dans les années soixante — lui ont rendu hommage dans leurs chansons, de Charles Trénet à Maurice Chevalier, en passant par Yves Montand, Francis Lemarque ou la délurée Mistinguett. Pas sûr pourtant que le chantre de Paname à la gouaille rocailleuse et au canotier virevoltant reconnaîtrait le « Ménilmuche » de ses rengaines. Car ici aujourd’hui, c’est l’Afrique ! Un peu l’Afrique Noire, beaucoup l’Afrique du Nord. C’est-à-dire grouillant et coloré, convivial au sens qu’on devrait toujours donner à ce mot et qui est son sens originel, à savoir que la convivialité est la « capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent » (Petit Larousse) ! Oui, à qui sait observer, le marché en dit long sur les habitants du quartier où il se tient. Et il est édifiant de constater que ce sont sur les marchés cosmopolites qu’il y a le plus de brassage et de métissage, que l’ambiance est la plus joyeuse et la plus « conviviale ».
À Belleville-Ménilmontant, il n’est pas rare qu’on se tutoie. Pas par manque de respect mais parce qu’on est tous frères. On mange tous, non ? Alors on ne va quand même pas faire des manières pour choisir ses tomates. Les commerçants hèlent les clients potentiels qui passent devant les étals avec bonhomie et ce qui m’a vraiment frappée, c’est qu’il n’y a jamais la moindre agressivité dans ces « interpellations ». Mieux, c’est l’un des rares marchés où l’on te propose de goûter « même si t’achètes pas, ça fait rien. » Car on est fatidique aussi. À la manière de l’Afrique. Que t’achètes ou que t’achètes pas, c’est kif-kif. Mektoub et Inch Allah. Surtout, ici, tu as la permission de te servir toi-même. En touchant et en tripotant la marchandise. On te tend un sac en papier et « vas-y ! ». Tu peux caresser le velouté des pêches à loisir, humer les melons sous la queue, croquer une cerise, écarter les feuilles des salades, trier tes gousses d’ail, demander la touffe d’herbes qui est tout en dessous de la pile parce qu’elle te parle plus que les autres, « celle-là là, juste en bas à droite », examiner les légumes sur toutes les coutures pour élire ceux qui finiront sublimés dans ta ratatouille. Belleville-Ménilmontant, c’est un marché sensuel où tous les sens participent de la fête. « Madame, goûte mon melon, c’est le meilleur du Maroc ». Ailleurs par politesse, tu réponds « choukrane » au vendeur qui te tend un autre fruit avec un accent qui te paraît tout aussi maghrébin que celui de son voisin. Alors il te regarde droit dans les yeux en faisant semblant de ne pas te comprendre et en te disant « choukrane ? c’est quoi, ça ? c’est pas de l’arabe ! » Puis il éclate de rire en voyant que tu restes éberluée et en te disant avec un clin d’œil complice : « c’est pas de l’arabe, c’est du marocain ! » Lui, il est tunisien… Plus loin, comme je ne lâche pas mon petit carnet à fixer les souvenirs malgré mon panier qui se remplit peu à peu, on continue à me parler et à me questionner quand je prends des notes : « T’es écrivain Madame ? Pourquoi tu notes les prix ? Qu’est-ce que vous marquez Madame ? » On est curieux, mais avec bonne humeur. J’intrigue mais je ne dérange pas. Et puis je tchatche moi aussi. La fraternité, c’est ça aussi. Répondre à qui vous parle. Ça ne crée pas forcément des liens, mais ce qu’on appelle du « tissu social » en langage de technocrate. Sauf qu’ici, le tissu est coloré, chamarré, chatoyant, bigarré, bayadère. Parfois tissu à boubous, parfois tissu à djellabas. Les couleurs sont aux vêtements ce que les épices sont à la cuisine. Au marché de Belleville, on est aux portes de l’Orient.
Il n’est qu’à se promener au marché en été. Ce n’est qu’une succession d’étals de fruits et de légumes aux couleurs éclatantes et l’expression « légumes du soleil » prend ici tout son sens. Tout le bassin méditerranéen a déchargé ses légumes sur les trottoirs de Belleville : monceaux de poivrons et de piments qui se déclinent en vert, jaune, orangé et rouge ; avalanches de tomates olivettes et de grosses tomates côtelées à côté desquelles les grappes de tomates italiennes ou les très calibrées tomates de Hollande qui règnent insolemment dans les supermarchés paraissent bien falotes ; aubergines bien membrées qui se côtoient fièrement ; courgettes rondes ou longues, vert amande ou vert émeraude, ou même jaunes ; concombres-cornichons qui se tortillent en longs serpentins ; salades de maraîchers plus fraîches les unes que les autres malgré la canicule ; pastèques joufflues, celles de la première rangée fendues en deux, jouant les aguicheuses ; melons ronds ou longs, lisses ou brodés, dont quelques-uns sont sacrifiés pour le bonheur du chaland, petits cubes tendus à la pointe du couteau ; citrons en vrac parfois un peu tavelés car ils n’ont pas subi les bruines pesticides ; betteraves crues aux fanes bien raides, denrée rare qui prouve qu’ici on est dans un quartier où l’on prend encore le temps de faire « vraiment » la cuisine, car ailleurs, dans le meilleur des cas elles sont vendues cuites, dans le pire, comprimées sous Cellophane ; « garnines », sorte de petits artichauts poivrades aux épines retroussées qui font dire à une passante qui porte ses bijoux du dimanche même en semaine : « Oh ! j’ai plus vu ça depuis la Tunisie ! » ; gombos frais que deux africaines comptent un à un en prévision d’un probable calalou ; fenouils aux tiges bien drues ; pêches plates de Tunisie et grosses pêches jaunes, figues, abricots, cerises ; et surtout des cargaisons d’herbes aromatiques qui rappellent les voitures des quatre-saisons d’autrefois : fagots de thym frais qui ne ressemblent pas à des racines de mandragore rabougries, herbes de Provence qui sentent la garrigue et qui n’auront pas goût de foin dans l’assiette, bouquets de basilic aux radicelles terreuses qu’on pourrait presque replanter, touffes de coriandre odorantes qui embaument déjà le tajine, bottes de menthe fraîche et de menthe sauvage constellées de petites fleurs bleues qui donnent envie de boire un thé à la menthe, là, tout de suite. Un bonheur pour les yeux et les narines. Plus loin, blotti entre deux « primeurs » aux longs tréteaux lourdement chargés, une table pliante de dimension plus modeste ne supporte quant à elle que des cagettes de champignons de Paris blancs comme des cachets d’aspirine. Le stand est assailli par une nuée d’Asiatiques qui ont dû se donner le mot car ils repartent tous avec dans chaque main sept ou huit sacs en plastique bleu remplis de têtes blafardes. Sûrement des traiteurs chinois du quartier. Car l’Asie est présente aussi à Belleville, disséminée dans les boutiques des rues avoisinantes.
Deux ou trois poissonniers retiennent également mon attention. C’est incroyable, mais à Belleville, même les poissons sont plus colorés qu’ailleurs. Je n’en veux pour preuve que ces très gros « canpes » (c’est ce qui est écrit sur l’ardoise) rouges, sortes d’énormes dorades des mers chaudes, ces « saupes » (idem) à la livrée rayée longitudinalement de jaune, cousines des premières, ces vivaneaux, ces barracudas, ces bonites et ces pavés de mérou qui font vagabonder l’esprit jusque dans les Caraïbes. La ventrêche de thon, les bars, les daurades royales (les seules qu’on a le droit d’écrire dAUrade avec AU selon la législation) qui se distinguent des vulgaires dorades grâce à la double barre noire entre les deux yeux (façon sourcils d’Henri Emmanuelli), les sardines et les maquereaux, les saumons, les pageots, les chinchards sont présents eux aussi. Tout comme les seiches toilettées et le poulpe qui nous ramènent sur les rivages de la Méditerranée. Enfin, de beaux colinots entiers me font presque venir la larme à l’œil car des comme ça, longs comme le bras, je n’en ai pas vu depuis mon enfance, quand l’entrée du repas dominical chez « Mémé Paul » était le colin froid mayonnaise… comme chez toutes les grands-mères de l’époque. Une époque où le repas du dimanche était sacro-saint, donc « endimanché », à tout le moins, on mettait les petits plats dans les grands. Je sors de ma minute nostalgique parce que juste à côté un vendeur harangue les acheteurs : « Y’a l’anchois, y’a l’anchois ! ». Mais ce n’est pas le poissonnier, c’est un marchand de primeurs qui pratique l’humour au premier degré… ou dont l’accent très prononcé déforme un plus probable « y’a le choix, y’a le choix » !
J’ai arpenté le marché de Belleville à Ménilmontant et quelque chose me chiffonne. Je n’ai pas vu de boucherie ! Pas d’étal qui ait retenu mon attention en tout cas. Excepté le vendeur de merguez — douces, piquantes, à l’ancienne — et de saucissons de bœuf ou de veau d’un côté. Et le camion-rôtisseur cachant des poulets embrochés sous son flanc gauche de l’autre. Non, rien. Pas le moindre petit morceau de mouche ou de vermisseau. Si ce n’est, en passant devant une sorte de crèmerie-épicerie qui vendait beaucoup de « déjà tout emballé », cette improbable boîte de « sauté de veau Paul Bocuse » décolorée par le soleil et plaquée — depuis quand ? — contre la feuille de Plexiglas protégeant les fromages de la file d’attente des clients. Un ovni totalement surréaliste dans le contexte.
Pour mon plaisir personnel, je décide de refaire la balade à contresens. Plus en badaude qu’en « ménagère » cette fois. Je m’attarde aussi devant les camelots en me demandant si c’est ce mot qui a donné le mot camelote ou si c’est l’inverse. Le moins qu’on puisse dire est que la marchandise proposée est hétéroclite. Cela va de la râpe à fromage au débouche-évier en passant par les pinces à linge, les épingles à nourrice, les bassines, les tampons Jex, les brosses à cheveux, les tuyaux de douche et les couteaux pliants. Ça tient de la quincaillerie et du bazar. Les marchands de fripes sont omniprésents eux aussi. Trop à mon goût. Mais c’est quand même comique de voir se balancer côte à côte sur des cintres en fil de fer des caleçons de mémé en coton à fleurs et des petites culottes sexy en dentelle, des soutiens-gorge bonnets 110 E en satin saumon à grosses piqûres et de plus affriolants modèles pigeonneants, susceptibles de satisfaire à la fois les grands-mères et leurs petites filles.
Ce qui me marque surtout en remontant ainsi le courant vers Belleville, c’est l’attitude des gens qui font leurs courses. Comme il est plus tard que tout à l’heure, il y a plus de monde. Plus de Caddies surtout, ce qui ne facilite pas la déambulation. Pourtant, personne ne râle et le mouvement de la foule se fait sans agressivité là non plus. On se bouscule gentiment, on se demande pardon, un monsieur ramasse un fruit qui vient de rouler à terre et ce geste m’étonne car je connais plus d’un endroit où le réflexe aurait plutôt été le coup de pied. En passant devant un marchand de salades, un quinquagénaire aux cheveux longs, aux rouflaquettes bien peignées, au jean seventies et aux santiags bien cirées est en train de choisir sa roquette feuille à feuille avec une telle méticulosité que le vendeur finit par lui demander s’il trouve des reproches à lui faire. Alors, le monsieur un peu vieux beau à la « rock’n roll attitude » répond à la cantonade : « Non, non, je ne fais pas de reproches. Mais je fais attention à mes achats ».
À Belleville, ce qu’il y a de bien, c’est que faire son marché, c’est plus qu’une leçon de choses, c’est presque une leçon de philosophie… Avec le sourire aux lèvres.
Texte © Blandine Vié
Les marchés | Épicier, Caviste &a...
11 juillet 2013 @ 15 h 10 min
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