La glane ou la faim du marché
C’est la fin du marché. À vrai dire, elle arrive par vagues successives, ponctuée de signes avant-coureurs.
La première vague, ce sont les prix bradés : « Allez ma p’tite dame, on remballe tout, les trois laitues pour un euro ! Un euro seulement les trois laitues ! » ; « Allez, allez, faut tout finir, les trois barquettes de fraises pour le prix de deux ! Tenez Madame, parce que c’est vous, j’vous en mets quatre ! Deux euros et un petit sourire ! Elle est pas belle la vie ? » ; « On y va, on y va, on y va ! J’remballe rien aujourd’hui ! Les moules à moitié prix ! Madame, j’parie que vous saviez pas quoi faire à dîner ce soir ! Des moules marinière à moitié prix, c’est pas une bonne idée ça ? »
Ça, c’est la fin du marché côté vendeurs, quand les commerçants voient qu’il ne reste plus qu’une heure, voire une demi-heure, et qu’il va leur rester des denrées périssables à court terme. Des denrées qu’ils vont être obligés de remballer à perte car invendables le lendemain. Alors, autant sacrifier les prix. Côté clients, y a les petits malins de la débrouille qui font leur marché in extremis pour profiter de ces aubaines. Le cageot de tomates au prix du kilo, ça aide quand on a une famille nombreuse. L’été, les fruits de saison fragiles de fin de marché et les tomates finissent souvent vendus par cagettes à prix bas pour faire des confitures ou du coulis. La première vague, c’est la vague des bonnes affaires à faire.
Puis l’heure tourne et les commerçants commencent à remballer. Les portes des camions sont ouvertes, les cageots s’empilent sur les diables derrière l’étal. On trie à vue de nez, au fur et à mesure. Quelques fruits et quelques salades fatiguées sont jetés dans le caniveau avec les fanes de carottes et les queues d’artichauts. Alors la vague des sans ressources arrive. De vieux mendiants barbus un peu portés sur la bouteille qui connaissent le marché comme leur poche et qui savent à quel cul de camion guetter pour que la manne tombe. Et puis à force, les commerçants les ont « à la bonne ». En passant à treize heures trente tapantes le jeudi chez le deuxième charcutier du trottoir de gauche, Jojo sait qu’il aura ses couennes mises de côté, parfois quelques tranches de sauciflard, la fin d’une terrine ou même quelques chutes de jambon. Quand c’est le talon du jambon, alors là, c’est Byzance ! Et si son pote Émile sait s’y prendre avec la Jeannette qu’est crémière trois rues plus loin et qu’il récupère un « calendos » un peu trop fait, alors là mes amis, on va s’en déboucher une pour fêter ça ! Mais cette « race » de clochards est en voie de disparition. Aujourd’hui, on n’est plus clochard par philosophie, mais parce qu’il y a de plus en plus de pauvreté et que la société s’en fout ! Alors la fin du marché, ce sont aussi de vieilles femmes qui tendent la main, des miséreux qui ne parlent pas forcément français, de jeunes paumés avec des chiens, des gens entre deux âges qui se sont retrouvés à la rue à la suite d’un licenciement ou d’un divorce et qui n’ont plus rien. Y compris plus rien à manger.
La troisième vague, c’est la toute fin du marché, quand les tréteaux sont pliés, que les camions ont déguerpi. C’est comme l’estran, cette portion de littoral comprise entre les plus hautes et les plus basses mers, quand la plage est encore mouillée alors que la mer s’est retirée. Le sac après le ressac, le vide après l’abondance. Quand les plus pauvres des pauvres glanent les déchets des caniveaux comme au Brésil les gosses des favelas sur les décharges d’ordures. Courbés, parfois très dignes et pas forcément en guenilles — encore une fois, ils n’ont pas le choix, c’est la faim qui les pousse —, ils ramassent les feuilles vertes tranchées sur les bottes de poireau, les légumes à moitié pourris. De quoi faire une soupe d’épluchures de caniveaux qui devient presque un festin quand on a pu ramasser aussi une patte de poulet. Encore faut-il avoir un chez soi, ce qui est rarement le cas. Alors on repère un fruit blet pour toute pitance et on se dispute les mètres de trottoir, comme les péripatéticiennes rue Saint-Denis. Chacun son territoire. La faim peut rendre enragé.
La toute fin du marché, c’est la faim du marché.
© Blandine Vié
Carolina Aurières
23 mars 2013 @ 11 h 55 min
C’est la faim, tout simplement… malheureusement beaucoup de monde s’y met…
Les mots des mets (la saveur cachée des mots) |
20 mai 2014 @ 6 h 01 min
[…] http://gretagarbure.com/2013/03/23/les-marches-3/ […]