Le marché en période électorale
Il est midi, l’heure stratégique. Tout à coup, un brouhaha envahit le marché. « Il » arrive. On le sait avant de le voir. À cause de la nuée de gros-bras en costards-cravates qui s’abattent sur le marché comme un vol d’étourneaux : les gardes du corps. Car l’homme politique a besoin que son corps soit gardé. Comme les grands corps de l’État auquel il s’identifie, avec lesquels il fait corps mentalement.
D’ailleurs « Il » s’avance en corps franc, façon commando. Aucun ne s’aventurerait dans la foule au corps à corps. Encore moins corps et âme. Sécurité oblige. C’est que sans gardes du corps, les tomates du marchand de primeurs risqueraient bien de servir de munitions. Et quand je dis tomates…
Car venir pêcher des voix, c’est aussi prendre le risque de se faire invectiver.
« Des promesses, toujours des promesses ! » osent les plus tièdes.
« Et pour les vieux, qu’est-ce que vous allez faire ? Vous croyez qu’on peut vivre dignement avec une retraite de misère ? » stridule une grand-mère qui n’a pas froid aux yeux.
Dopée par tant de féminisme, une jeune femme cramponnée à la poussette de son marmot n’en revient pas de s’entendre dire : « Et les crèches ? Est-ce que vous allez faire des crèches pour nos enfants ? Dans le quartier, on est plus de deux cents sur la liste d’attente ! »
S’avance un barbu, la bonne cinquantaine, en pantalon de velours et pull fatigué dont on pourrait dire qu’ils ont vécu un certain temps ensemble, lui et ses vêtements. Rien de patibulaire dans la mine, pas non plus sale sur lui, pas même négligé car le coup de peigne est rectiligne et gominé, juste ce qu’on pourrait appeler le « vintage » de la classe populaire, qui n’a évidemment rien à voir avec celui plus étudié de la middle class, des aristos et des nouveaux bourgeois bobos. Mais ça suffit pour que les gros-bras s’agitent et se mettent à jouer du talky-walky, les yeux fixés sur lui comme des prédateurs prêts à bondir. Le barbu qui n’avait pas d’autre intention coupable que celle de boire l’apéro avec Jojo, son pote charcutier, une fois ses deux-trois courses terminées (toujours les mêmes), sent tout de suite le poids de ces regards accusateurs sur lui. Mais c’est dimanche, il fait beau, la vie est belle et le pastis l’attend.
Alors, il a beau être syndiqué et n’avoir raté aucune fête de l’Huma, il n’a pas envie de faire de la provoc avec de la flicaille au rabais (comme il appelle les vigiles et « tutti quanti », ajoutant souvent « flicaille et racaille, même combat ») et décide de la jouer classe. Il continue d’avancer imperturbable, mais se met à fredonner, puis à entonner l’Internationale haut et clair. Les gens se marrent et certains reprennent en chœur. D’autres applaudissent.
Quant à « Il », il est un peu cul pincé au milieu de son chœur d’anges noirs, et on voit bien à sa tête que son ulcère vient d’en prendre un coup. Heureusement, un charcutier concurrent de Jojo lui tend une tranche de saucisson avec un « goûtez-moi ça Monsieur le député » salvateur. Il attrape donc la rondelle au vol avec un rictus de reconnaissance quoique pensant in petto : 1) qu’il est adjoint au maire et pas député ; 2) qu’il a décidément un goût très modéré pour les cochonnailles ; 3) qu’en plus, il va pleuvoir sous peu ! 4) Vivement que ces putains d’élections soient terminées !
Quand le candidat est une candidate qui ne fait jamais ses courses elle-même au quotidien, l’épreuve devient carrément torture ! « Pourvu qu’on me demande pas le prix de la baguette » pense-t-elle à part soi !
Le candidat n’est pas toujours renfrogné. Il peut être jovial et hâbleur, discutant le bout de gras avec tout le monde. La méthode Chirac en visite au Salon de l’Agriculture si vous voyez ce que je veux dire. Le genre qui picore un vrai festival de produits du terroir d’un étal à l’autre et qui serre des mains en veux-tu, en voilà. Sur le marché, ça fait toujours bonne impression. La proximité, ça s’appelle. Et ça marche ! « Il » avance lui aussi avec quelques barbouzes au physique de catcheurs pas gênés aux entournures mais la balade est plus conviviale. Même pas besoin de raconter des boniments. Le truc, c’est de prendre les devants et de poser des questions avant qu’on ne vous en pose : « Ah ! dites donc, elle est superbe votre côte de bœuf ! Elle vient d’où la viande ? C’est quelle race ? … De la Salers ! Ah ! quand même, quel beau pays la France ! » Et hop, un sourire, une poignée de main et pour terminer, un « N’oubliez pas de voter pour moi dimanche prochain » qui a l’air tellement sincère qu’il doit bien drainer son pesant de voix. Ça pourrait s’appeler du racolage sur la voie publique mais non, ça s’appelle la pêche aux voix.
L’essaim bourdonnant s’est éloigné. Il est midi dix. Seulement ? Le bain de foule aura été de courte durée. Tant mieux ! Les vrais gens déambulent à nouveau et les queues se reforment devant les pyramides de fruits et légumes.
— « Rien d’autre avec les petits pois, ma petite dame ?
— … Ah si, tiens ! Donnez-moi aussi une salade. Non pas celle-là, une batavia. Et un bouquet de persil. Plat, le persil ! »
Un peu plus loin, le barbu est en train d’acheter un camembert. Il a une baguette sous le bras. Il faut encore qu’il s’arrête chez le boucher prendre son entrecôte dominicale et à midi et demi pile, il passera la porte du Café de la Place pour retrouver Jojo au comptoir. La vie, quoi.
Michel Poymiro
3 mars 2014 @ 10 h 37 min
Et pan ! Bien vu, bien pris, bien dit -encore une fois…