LA BRANDADE DE MORUE (l'authentique à la nîmoise)
La brandade s’est d’abord faite avec du stockfish — que les Norvégiens troquaient contre le sel qu’ils venaient chercher dans les marais salants méditerranéens (la fameuse « Route du Sel ») —, puis avec de la morue salée séchée (merluche). La recette a été codifiée pour la première fois par un certain Durand, traiteur à Nîmes au XVIIIe siècle… et ne comporte ni ail, ni pommes de terre ! Toutefois, on tolère le fait de frotter le récipient de cuisson avec une gousse d’ail avant d’y faire cuire la morue. On raconte que le Président Thiers la définissait comme « un chef d’œuvre lyrique » et en était gourmand au point de s’en faire expédier des pots de Nîmes… qu’il dévorait en cachette dans sa bibliothèque ! Rappelons qu’avant d’être rebaptisée pudiquement brandade, cette préparation s’appelait fièrement « branlade », mot qui signifie remuer beaucoup en vieux français !
« Pourquoi la morue, originaire des mers glacées du Nord et qui ne hante pas la Méditerranée, a-t-elle été monopolisée par la Provence ? On ne sait, mais essayez de manger une brandade en pays de langue d’oïl ? Obtiendrez-vous jamais cette onction, ce velouté dans le mélange du poisson, de l’huile et de la crème ? Une cuisinière bretonne ou bourguignonne, grande artiste cependant, saura-t-elle, comme un marmiton de Provence, tourner la cuiller de bois, sans se lasser, en chantant un cantique de la Pastorale ? Les truffes du Quercy vaudront-elles jamais, pour la brandade, les truffes du Comtat ? A-t-on jamais, sinon au pays du soleil, trouvé si agréable façon de pleurer le Vendredi Saint ? »
Robert-Robert et Gaston Derys, Dictionnaire de gastronomie joviale, 1930.
« Parmi les ragoûts de Provence ou de Languedoc qui ont pris singulièrement faveur à Paris, il faut distinguer surtout les brandades de merluche. On sait qu’un restaurateur du Palais-Royal a fait sa fortune par sa manière de les préparer, et qu’on envoie journellement en chercher chez lui, parce qu’il a la réputation de les faire excellentes. Comme plus d’un de nos lecteurs serait peut-être bien aise de faire exécuter chez lui ce ragoût méridional dont la recette ne se trouve imprimée nulle part au moins ne l’avons-nous trouvée dans aucun des nombreux dispensaires qui nous ont passé entre les mains, pas même dans le cuisinier gascon, ce qui doit paraître assez étrange, nous pensons qu’on nous saura gré de la publier telle qu’elle nous a été communiquée dans une ville du Languedoc, qui, sous le rapport de la bonne chère, jouit d’une réputation éclatante et méritée.
Nous remarquerons d’abord que le nom singulier de brandade donné à cette préparation, et qu’aucun dictionnaire n’a pris le soin de recueillir ni de définir, dérive sans doute du vieux verbe brandir, qui signifie remuer, agiter, secouer avec force et pendant longtemps ; et cette action, presque continue, est en effet indispensable pour que ce ragoût soit ce qu’il doit être ; c’est ce qui surtout en rend la facture difficile et ce qui l’empêchera probablement d’être adopté généralement dans nos cuisines, car tout ce qui exige beaucoup de patience n’est pas du goût de tous les cuisiniers. Le mouvement qu’on imprime à la casserole dans cette circonstance est un mouvement d’un genre particulier ; il exige une sorte d’étude et demande beaucoup de dextérité. Quoi qu’il en soit, voici la recette des brandades :
Il faut prendre un morceau de belle merluche et la faire tremper dans l’eau pendant vingt-quatre heures pour la dessaler et la ramollir.
Ensuite vous la mettez dans un pot, sur le feu, avec de l’eau, en observant qu’il faut la retirer quand l’eau commence à bouillir.
Vous mettez du beurre, de l’huile, du persil, de l’ail, dans une casserole, que vous faites fondre sur un feu doux.
Pendant ce temps, vous épluchez la merluche que vous rompez en très petits morceaux, puis vous la mettez dans la casserole, et de temps en temps vous ajoutez de l’huile, du beurre et du lait, quand vous voyez qu’elle épaissit.
Vous remuez très longtemps la casserole sur le feu, ce qui fait que la merluche se réduit en une espèce de crème.
Si vous la voulez verte, vous pilez des épinards dont vous y joignez le suc.
Cette recette est, comme on voit, fort simple ; mais nous ne cesserons de le répéter, la perfection des brandades dépend surtout du mouvement imprimé pendant très longtemps à la casserole et qui seul opère l’extrême division de toutes les parties du poisson, naturellement coriace, et le métamorphose en une espèce de crème. Il ne faut donc pas se lasser de remuer, autrement vous n’auriez qu’une béchamel au lieu d’une brandade.
Au reste, une brandade bien faite est un ragoût délicieux, et, quoique la merluche soit de sa nature fort indigeste, elle devient, sous cette forme, aussi facile à digérer qu’une panade à la cannelle. »
Grimod de la Reynière, Almanach Gourmand, 1808
La recette
N’hésitez pas à préparer la brandade en grande quantité même si vous êtes moins nombreux à table car les restes vous permettront de préparer de délicieuses recettes, comme celle des « Pimientos del Piquillo farcis à la brandade de morue » que je ne peux résister à vous donner plus bas !
Préparation : 30 minutes
Dessalage : 24 à 48 heures selon le degré de séchage
Cuisson : 20 minutes
Pour 6 à 8 personnes : 1 kg de morue salée séchée (merluche) – 40 à 50 cl de très bonne huile d’olive – 20 à 25 cl de lait – sel fin, poivre blanc du moulin
Faites dessaler la morue le temps nécessaire.
Une fois la morue dessalée, faites-la pocher « vert-cuite » (on la met dans une grande casserole d’eau froide, on porte à frémissement et on retire au premier bouillon), puis égouttez-la, rafraîchissez-la, épongez-la et effeuillez-la dans un récipient à fond épais (pas d’aluminium qui noircirait la préparation), en éliminant la peau et les arêtes.
Par ailleurs, dans deux casseroles distinctes, faites chauffer le lait et l’huile, sans amener jusqu’à frémissement.
Placez la morue sur feu doux. Commencez alors à écraser les feuillets à la cuillère en bois, en tournant et en incorporant alternativement, cuillerée par cuillerée, environ les deux-tiers d’huile d’olive, puis la moitié du lait. Tourner toujours dans le même sens, comme pour monter une mayonnaise (on peut utiliser un fouet en spirale, qui donne une certaine homogénéité). Continuez à tourner en incorporant ainsi alternativement de l’huile et du lait, jusqu’à saturation, en comptant environ la moitié moins de lait que d’huile. Les quantités exactes sont difficiles à déterminer, car c’est une question de texture. Rectifiez l’assaisonnement en sel et poivrez.
Servez bien chaud.
On peut accompagner de petits croûtons frits, au beurre ou à l’huile.
La bonne astuce : Si vous préparez une morue Parmentier, gardez l’eau de cuisson de la morue pour y faire cuire les pommes de terre.
Les autres brandades
La brandade Parmentier ou à la parmentière
On l’appelle souvent improprement brandade car c’est effectivement la manière sont on la consomme le plus : mêlée de pommes terre.
Mais il faut savoir que la législation n’autorise guère ce dérapage et que les poissonniers, les traiteurs ou les restaurateurs qui s’aviseraient de proposer à leurs clients de la « brandade de morue » contenant des pommes de terre sans l’indiquer expressément sont passibles d’une amende par la Répression des Fraudes car la tromperie consiste à vendre les pommes de terre au prix de la morue. Elle n’est pas interdite à la vente mais doit alors impérativement s’appeler « brandade Parmentier » ou « brandade à la parmentière ».
En revanche, d’un point de vue gustatif, cette alliance fonctionne à merveille, raison pour laquelle on sert souvent la brandade avec des pommes de terre, soit en les incorporant après les avoir écrasées, soit en les présentant à part, vapeur ou cuites dans leur peau.
Dans la brandade de morue Parmentier, les pommes de terre interviennent normalement pour moitié du poids de la brandade… et non l’inverse !
La brandade de morue à la marseillaise
C’est la même que la brandade nîmoise, mais « avec l’accent », c’est-à-dire avec de l’ail !
Cette dénomination est récente.
La brandade de morue à l’ail, à la bordelaise
C’est une brandade de morue dans laquelle on ajoute des pommes de terre, de l’ail et du persil. Beaucoup d’ail ! Jusqu’à saturation ! Comme le dit Maïté Bouyssy, maître de conférence à Paris I (histoire culturelle du XIXe siècle), il y a un véritable dogme de la brandade à Bordeaux, où il a longtemps été traditionnel d’en manger en famille tous les vendredis… même dans les familles mécréantes !
Elle était autrefois vendue en caque le jeudi chez les épiciers et les femmes (les hommes n’y touchaient jamais) la faisaient tremper toute la nuit. Mais la vraie spécifité bordelaise est que tout doit être fait « à la main ». Les pommes de terre doivent être écrasées à la fourchette jusqu’à être très réduites, mais pas vraiment en purée. Les feuilles de persil plat (on en met beaucoup) doivent être ciselées à la main, et l’ail haché au couteau. Et l’idée même que tout cela pourrait être fait à la moulinette, voire même au robot, est absolument insupportable à la bonne bourgeoisie locale !
Comme le souligne encore Maïté Bouyssy, il y a une bonne raison à cela… c’est qu’à une certaine époque (dans les années cinquante)… rien n’était plus facile que d’avoir recours aux services d’une petite bonne basque !
Elle ajoute enfin que manger de l’ail à dose massive et brutale, au mépris même des conventions sociales est un comportement typique du Médoc, où « le bonheur de bouffer de l’ail » prévalait sur les convenances !
La brandade de morue à cru
La préparation est exactement la même que pour la brandade de morue à la nîmoise, sauf qu’on ne fait pas pocher la morue. On la pare et on l’émiette à cru, une fois égouttée et épongée. Le goût est plus affirmé, mais la texture moins veloutée, moins onctueuse.
La brandade de morue en pierre à fusil
Procédez exactement de la même manière, mais en laissant la peau et le péritoine du poisson (si on fait la brandade à cru, il faut couper la morue en petites lanières, car la peau ne s’effiloche pas), ce qui donne à la brandade une teinte grisée et une saveur particulière… de pierre à fusil ! En outre, la peau joue un rôle de liant, bonifiant encore la brandade ! Certains auteurs rajoutent un zeste d’orange (non traitée) finement râpé et quelques filets d’anchois pilés mais c’est au détriment du goût de pierre à fusil !
La brandade de morue à la crème
Remplacez tout simplement le lait par de la crème fraîche liquide préalablement tiédie.
Option facultative : on peut effeuiller de la fleur de thym frais en cours de cuisson (du thym sec donnerait un goût de foin).
La brandade de morue au vert
En fin de cuisson, mêlez un demi-bouquet de persil haché à la brandade.
La brandade de morue aux anchois
Préparez la brandade de morue comme à l’accoutumée, mais sans la saler. En fin de cuisson, incorporez une douzaine d’anchois dessalés ou à l’huile, désarêtés et pilés au mortier ou grossièrement hachés au couteau selon le goût. Mélangez, goûtez et rectifiez l’assaisonnement si nécessaire. On peut encore incorporer une gousse d’ail pilée en pommade (et non hachée) et un peu de persil finement ciselé.
La brandade de morue aux œufs pochés
Accompagnez tout simplement la morue d’œufs pochés et de croûtons frits au moment du service. Dressez la brandade en rocher sur un plat de service chaud et disposez les œufs pochés et les croûtons sur tout le pourtour. Chacun fera crever un œuf sur sa portion dans son assiette… ce qui est un pur délice !
La brandade de morue aux truffes
Incorporez une ou plusieurs truffes hachées à la brandade, en fin de cuisson.
Transvasez-la dans un plat creux bien chaud et décorez la surface de quelques lamelles de truffe. On appelle parfois cette recette “morue bénédictine”, quoique improprement.
Le mantecato à la vénitienne
Brandade préparée à base de stockfish (non salé) et non de morue.
La brandade de morue à la toscane (Italie)
Préparez la brandade à partir de stockfish (recette du mantecato à la vénitienne), en remplaçant l’huile d’olive par de l’huile de noix.
La brandade de morue aux noix, à l’italienne
Préparez une brandade à la toscane, puis incorporez une poignée de cerneaux de noix grossièrement concassés en fin de cuisson.
Avec les restes
Avec les reste de brandade, on peut préparer des recettes vraiment épatantes, créatives et savoureuses :
– des beignets de brandade, à servir par exemple avec une sauce rouille,
– des quenelles de brandade gratinées au four,
– une tarte à la brandade, garnie ou non d’olives noires,
– des tomates farcies à la brandade,
– et des pimientos del Piquillo farcis à la brandade (voir recette ci-dessous).
LES PIQUILLOS FARCIS À LA BRANDADE (Pays Basque espagnol)
Les « pimientos del Piquillo », plus simplement surnommés « piquillos », sont des petits piments doux et rouges, de forme triangulaire, que l’on fait griller et que l’on pèle avant de les utiliser. Ils ont un goût très fruité. On les trouve en bocaux prêts à l’emploi, conservés à l’huile avec de l’ail confit, ou en boîtes de conserve. Il faut les choisir de la qualité « enteros primera » (entiers, premier choix).
Préparation : 20 minutes
Cuisson : 1 heure
Pour 4 personnes : 400 à 500 g de brandade de morue – 1 bocal de piquillos (pimientos del Piquillo asados) de 300 g environ – 8 gousses d’ail – 1/2 bouquet de persil plat – 125 g d’olives noires (facultatif)
La veille ou quelques heures à l’avance, préparez la brandade comme à l’accoutumée. Laissez-la raffermir au réfrigérateur jusqu’à utilisation.
Par ailleurs, égouttez soigneusement les piments en recueillant l’huile d’égouttage.
Pelez les gousses d’ail. Réservez 4 branches de persil et ciselez finement le reste.
Incorporez le persil haché à la brandade et mélangez.
Prenez un plat à four, de préférence en terre, et disposez-y les 4 branches de persil en lit. Prenez les piments un par un et remplissez-les avec une ou deux cuillerées de brandade, selon leur taille (un bocal contient de 12 à 20 piments). Rangez-les dans le plat au fur et à mesure, tête-bêche ou en rosace si le plat est rond.
Disposez les gousses d’ail dans les interstices et arrosez les piments avec l’huile d’égouttage du bocal de piments.
Enfournez à mi-hauteur, dans le four froid, et faire cuire 1 heure à 180 °C (thermostat 6). On peut rajouter une poignée d’olives noires à mi-cuisson.
Servez chaud ou froid, les deux sont délicieux.
Le + gourmand : Pour servir, parsemez de petits rubans de jambon « noir de Bigorre » ou ibérique juste saisis à la poêle pour les rendre croustillants.
BV
Darya
13 avril 2013 @ 9 h 49 min
Merci pour toutes ces histoires et recettes ! J’aime beaucoup la brandade, nature, parmentière ou « verte », mais je n’en ai jamais préparé. Je garde ce billet sous le coude (le coude de mes marque-pages) !
Une cave sur place
13 avril 2013 @ 14 h 13 min
Pimientos del Piquillo farcis à la brandade.
Justement j’en ai un bocal dans le placard, reste plus qu’a préparer la morue et farcir, en ayant pensé à mettre l’Irouleguy au frais!
mascoris
13 avril 2013 @ 15 h 40 min
Un indispensable dans ma vie, qu’elle soit parmentière ou pas, j’adore.. A manger tout simplement sur du pain grillé, avec un filet de citron.. Hummmm 🙂
Véro
gretagarbure
13 avril 2013 @ 15 h 45 min
Merci Darya !
gretagarbure
13 avril 2013 @ 15 h 46 min
Pour demain alors ! Parce qu’il faut le temps qu’elle dessale ! 😉
gretagarbure
13 avril 2013 @ 15 h 49 min
Comme je te comprends, Véro !
La brandade — mais d’une manière générale la morue — fait partie de mes plats préférés.
Dans mon top 10 sans aucun doute !
Le dimanche, c’est relâche ! |
16 mars 2014 @ 2 h 01 min
[…] • La brandade de morue (la vraie) et les piquillos farcis à la brandade http://gretagarbure.com/2013/04/13/plats-mythiques-2/ […]