Vins de lecture, Vins d’émotion
D’un côté il y a les techniciens du vin (vignerons, œnologues et autres sommeliers) capables de disséquer un vin comme le ferait un entomologiste pour disserter sur la nature du sol, l’encépagement, la taille en gobelet, l’éraflage, la macération carbonique, la chaptalisation et la vinification en cuve. Certes, on analyse aussi la robe, la cuisse, la mâche, le fruit et la garde, on hume, on goûte, on fait rouler en bouche, mais bien souvent… c’est pour recracher ! J’ai participé des dizaines de fois à ces dégustations d’où l’on sort les gencives retroussées par l’astringence des tanins et la langue violette, chaque fois déçue d’avoir mordu dans ces pommes trop vertes qui conservent jalousement l’espérance pour d’autres buveurs qui, beaucoup plus tard, découvriront les charmes enfin épanouis de ces vins à peine pubères !
D’un autre côté, il y a plus prosaïquement les buveurs, amateurs ou béotiens, qui boivent parfois pour le plaisir du vin lui-même, mais plus souvent encore pour accompagner le contenu de leur assiette… quand ce n’est pas seulement pour étancher leur soif !
Mais, entre les premiers — qui s’en tiennent aux promesses — et les seconds — qui ne voient dans le vin qu’un possible partenaire pour une union sacrée avec la nourriture, voire qu’une fille de petite vertu, tout juste bonne à désaltérer la soif — bien peu aiment le vin pour son côté fantasmagorique. Or, il me semble que ce pouvoir sublimatoire est pourtant l’une des plus grandes vertus du vin. Et subséquemment, qu’un verre de vin peut révéler bien d’autres harmonies que culinaires. Bref, qu’un vin peut ouvrir non seulement l’appétit… mais aussi l’esprit !
Aussi, choisir un vin en fonction d’un plaisir qu’on pourrait qualifier d’intellectuel — musique ou contemplation d’œuvres d’art par exemple — transcende sans nul doute sa dégustation, tout en magnifiant incontestablement l’écoute ou la vision de l’œuvre considérée, par un jeu subtil de ricochets. Mais c’est à mon avis la lecture qui, grâce à ces correspondances qu’évoquait déjà Baudelaire dans un sonnet éponyme, donne les meilleurs résultats, et qu’une infinie sensualité — osons le mot jouissance — se dégage alors de cette double dégustation des mots et du vin.
Cette dégustation peut d’ailleurs se pratiquer selon trois niveaux différents : vins de héros, vins d’auteur, et vins de lecture.
Les vins de héros sont évidemment les plus faciles à cerner puisque de nombreux personnages de roman avouent ouvertement leurs préférences entre les pages, voire entre les lignes. Ainsi, l’on sait sans la moindre équivoque que Bérurier aime le beaujolais (pardon, le beaujolpif !), et l’on peut également supposer que si le révérend Dom Balaguère a salivé peccamineusement pendant les Trois Messes Basses, c’est non seulement à cause d’une dinde truffée, mais plus sûrement encore à cause du châteauneuf-du-pape qui devait sans doute l’accompagner !
De même, en ce qui concerne les auteurs, un zeste d’imagination suffit à pénétrer leur univers et à deviner qui boirait quoi. En effet, comment ne pas imaginer Rabelais se gargarisant d’un gouleyant petit bourgueil de derrière les fagots, Balzac délaissant sa chère cafetière pour un verre de chinon bien frais, Simenon buvant furtivement un verre de sauvignon, de gamay ou de côtes-du-Ventoux au comptoir d’un bistrot de province un peu triste, Proust sirotant un blanc moelleux entre deux madeleines, Modiano entrant dans un vieux café parisien au sol carrelé de dalles noires et blanches pour déguster un viognier à nez de fleurs blanches lors d’une promenade printanière à travers la capitale ? Quant à Sollers, peut-on l’imaginer autrement que dépucelant avec tous les égards une bouteille de château Haut-Brion, dans la perspective d’un tête-à-tête irrévérencieux ? On pourrait bien sûr multiplier les exemples à l’envi.
Mais c’est certainement à la question « quel vin boire sur quel livre ? » qu’il est le plus intéressant de répondre. Et j’imagine avec délices un cabinet de lecture-bar qui proposerait à ses lecteurs un verre de vin en parfaite harmonie avec chaque titre, une sorte de bibliothèque fantastique où les flacons cohabiteraient avec les livres sur les rayons !
Jeux et divertissements |
22 octobre 2014 @ 6 h 01 min
[…] nous l’avons déjà vu hier — http://gretagarbure.com/2014/10/21/jeux-et-divertissements/ — la littérature et le vin offrent des plaisirs suaves, des bonheurs intenses, des jouissances […]