« Pourri » de Marie-Claire Frédéric
Le livre qu’il faut avoir lu pour comprendre
l’histoire de notre alimentation et celle du goût
L’art de conserver les aliments existe depuis bien avant l’invention des conserves appertisées — c’est-à-dire rendues stériles — par Nicolas Appert à la fin du dix-huitième siècle. En vérité, il existe depuis des millénaires et même au-delà. Il existe depuis que l’homme préhistorique a fait son apparition sur terre, faute de quoi nos ancêtres n’auraient pas survécu à une époque où la chasse n’était même pas une vue de l’esprit, les outils n’ayant pas encore été inventés. Dans ces conditions, chasser l’auroch ou le mammouth à mains nues relève évidemment d’un scénario de science-fiction. N’oublions pas non plus que l’homme des cavernes n’avait bien souvent que ses poils pour toute vêture et qu’en plus, il faisait sensiblement plus froid qu’aujourd’hui dans la plupart des régions. Pour subsister il se nourrissait donc presque exclusivement de baies, de fruits, de plantes, de racines, provendes saisonnières qui n’étaient pas disponibles en continu — ne disons pas « toute l’année », le calendrier n’existait pas lui non plus — et dont il fallait impérativement faire des réserves pour survivre. Il se nourrissait aussi des petits animaux qu’il pouvait attraper, insectes, petits mammifères et surtout poissons.
Le premier signe d’intelligence de l’homme a donc été de se projeter dans l’avenir (même à très court terme), et de mettre de la nourriture de côté pour les jours maigres. Cette quête incessante de la nourriture, cette sempiternelle glane qui occupait sans doute ses journées, a ainsi obligé l’homme primitif à inventer des systèmes ingénieux de conservation des denrées qu’il cueillait ou capturait : fosses étayées ou non de branchages et d’écorces, trous dans la terre ou dans la glace (congélation naturelle), provisions mises à l’abri dans des grottes, etc. Et pour que ces nourritures se conservent alors que le feu — et donc la cuisson — n’existait pas, l’homme inventa la fermentation, sans doute à force d’observations et de prises de risques : goûter une plante ou une chair inconnue pour savoir s’ils pouvaient devenir nourritures, techniques empiriques pour que le goût en bouche soit comestible, même si les goûts alimentaires de ces premières ères étaient sans doute fort éloignés du nôtre.
Bactéries, moisissures, fermentation, pourriture : que du bon et du sain !
Marie-Claire Frédéric retrace toute l’histoire de ces tâtonnements depuis l’aube du monde, de ces expériences hasardeuses d’abord faites à l’aveuglette, puis de plus en plus réfléchies et nous démontre avec conviction que c’est la fermentation qui a permis à l’homme de demeurer et de se perpétuer, les procédés de fermentation (qu’ils soient spontanés ou élaborés) ayant transformé presque toutes les nourritures envisagées en aliments comestibles : viande rendue tendre par maturation, poissons également par enfouissement et enfermement, plantes fermentées jusqu’à devenir boissons, etc. etc. Techniques qui peuvent surprendre car beaucoup allaient jusqu’au pourrissement… à ne pas confondre avec la putréfaction. Beaucoup de vestiges de ces dispositifs ont été retrouvés, notamment dans les pays nordiques et l’auteur nous décrit par le menu toutes les spécialités circumpolaires encore en usage de l’Islande à la Laponie et jusqu’en Estonie, des spécialités qui peuvent provoquer des hauts-le-cœur au premier abord. Mais Marie-Claire Frédéric s’applique à nous démontrer avec culture et malice que si nous ne sommes a priori guère portés vers ces mets de très haut goût, c’est parce que l’hygiénisme a chassé le naturel pour tout aseptiser, hygiénisme qu’elle attribue non sans raison aux Protestants et à leur puritanisme, et qui, hélas, est devenue une véritable doctrine, non seulement religieuse mais également politique et morale.
Mais à y bien regarder, les viandes aujourd’hui de plus en plus maturées par des bouchers de haute volée, les fromages qui offrent une variété considérable de moisissures en tout genre, les sauces héritées du garum romain, la choucroute et autres légumes fermentés, les jambons et autres salaisons dont notre pays sait si bien s’enorgueillir n’existent que parce que tout un peuple de bactéries travaille pour « altérer » le goût originel de nombreux produits afin de les rendre assimilables et qui plus est, gourmands. Il n’est pas jusqu’au vin qui ne bénéficie de ces levures et pour quelques-uns, de pourriture noble. Marie-Claire Frédéric insiste aussi sur le fait que ce sont justement toutes ces altérations, toute cette chimie intérieure qui rendent les aliments consommables et les protègent des bactéries exogènes.
Je ne vous en dévoile pas plus mais la leçon à retenir, c’est que c’est par la fermentation qu’il y a goût.
Par « goût », il faut comprendre « modification de la saveur », ou si vous préférez, son évolution qui, lorsqu’elle est bien conduite, ne peut mener qu’au plaisir de la dégustation. Car sans cette culture du pourrissement à différents stades, manger serait sans aucun doute la pire des corvées.
Clin d’œil enfin pour la discrète leçon de philosophie qui nous rappelle que c’est de la mort que naît la vie.
J’ai pour ma part adoré ce livre.
Pourri
Marie-Claire-Frédéric
Les ateliers d’argol 2019
Prix : 16 €
Blandine Vié