Le Maroilles
Ch’est un fromache eud’ ch’ Nord.
Un vrai ch’ti qui sint drôl’mint fort.
Et dins ch’ Nord, vos savons
commint ch’ qu’in l’aimons ?
Eul matin au p’tit déjeuner
trempé dins eul café-chicorée !
Cha vos dégoûte ?
Pourtint, qu’est-che que ch’est bon
au p’tchiot matin eul café-frometon.
Parole ed’ biloute !
D’accord, après te peux tuer ches mouques
rin qu’in ouvrint eul’ bouque.
Mais l’aute avantache
ed’ eul’ tartine ed’ fromache,
ch’est que cha rimplit bin el pinche
ter-tous ches jours qui sont nin diminche
avant eud dehuter ed’ eul mason,
d’ eul’ baraque ou d’ eul coron
pou s’in aller déhors au boulot
ter-toute eune journée traîner sa piau.
Passe qu’ il in fot eud’ courache
pou arffonter eul vint glacé,
eul ciel brumeux, eul pleu,
ches grosses pleufs d’orache,
ou bin eul fro d’ leu
ed’ l’hiver dins not plat pays
qu’est-che tell’mint souvint gris,
même in été.
Et même ches p’ tits quinquins,
ches p’tits pouchins, ches gros rojins,
i mingent eune tartine eud’ marolles
avant d’aller à l’école.
Cha leû donne eud’ cœur au vintre !
Bon. Et quind i rintrent ?
Vos savons ch’ qu’in leû donnons
à nos p’tchiots gars
comme quatre-heures ?
Eud’ pain avec eud’ beurre ?
Eud’ pain avec eud’ chocolat ?
Non ! y-z-archinent
une bonne tartine…
… eud’ saindoux
qu’in assaisonnons
avec chel et poif.
Pou chû, cha fot des brafs !
Attintion : eud’ vrai saindoux
ter-tout mol et ter-tout doux,
qu’a nin passé à la centrifucheuse,
et qu’in dirot nin eud’ eul’ paraffine
in texture et au goût.
Nin, ed’ eul’ vraie panne porchine
findue et décantée à l’anchienne,
vraimint douche et choyeuse.
Aujourd’hui incore
mis papilles, alle s’in souviennent.
Ma mère, alle étot eud’ ch’ Nord
— ed’ Somain exact’mint,
ent’e Douai et Valenciennes,
Douai, ch’est l’arrondiss’mint,
et le canton, Marchiennes —
et mi, ch’étot parfos min goûter
Quind j’étos p’ tchiote.
Et promis, juré, craché,
j’ préféros cha à la confiote.
D’accord, j’ vos parlos ed’ un timps
que ceusses ed moins ed vingt ins…
In tout cas, chi un touriste téméraire
Veut essayer eul maroilles au p’ tit déj,
mieux vaut prévoir eune wassingue
— vos z’aut’es, vos dites eune serpillière —
passe que ches premières fos cha déglingue
et y’in a grinmint qui s’allègent…
Chi vous voyons ch’ que j’ veux dire
in prenint ches formes pou le dire.
Mais revenons au fromage lui-même
sans plus causer ch’ti
pour que tout le monde comprenne
du Nord au Sud, en passant par Paris.
On l’appelle maroilles ou marolles
du nom du village où il est né,
dans la région de la Thiérache,
au nord-est de l’Aisne.
Ça vient du gaulois Maro Lalo
qui signifie « grande clairière ».
C’est un fromage de vache
à croûte lavée et à pâte molle,
très largement industrialisé.
Il existe aussi une production
moindre quoique certaine
de maroilles au bon lolo
d’origine fermière.
C’est d’ailleurs la condition
sine qua non
pour cette seule AOC du Nord,
qu’à bon escient on surnomme
« Le plus fin des fromages forts. »
Il faut dire qu’en Thiérache,
toute l’eau qui tombe du ciel
sur les grandes prairies naturelles,
nichées entre les bois et les bocages,
donnent de magnifiques herbages
qui font le bonheur des vaches.
Comme quoi les précipitations abondantes
en rendent au moins quelques-unes contentes.
Le maroilles, c’est un fromage historique.
Tout a commencé à l’abbaye de Landrécies
plus connue sous le nom d’abbaye de Maroilles.
Dès le VIIème siècle, un moine y fabrique
un fromage doux qu’on apprécie
à la ronde et dont bientôt s’installe
la gourmande réputation :
le craquegnon,
du nom du moine bénédictin
qui mit la recette au point.
Mais le fromage se dégustait
alors blanc et frais.
En effet, il fallut attendre
encore deux cents ans
pour qu’en certain Enguerrand,
évêque de Cambrai,
décidât d’entreprendre
l’affinage du fromage initial
jusqu’à ce qu’il lui semblât parfait
et qu’il le rebaptisât de ce nom théâtral :
la « Merveille de Maroilles ».
L’abbaye était puissante
et sut s’y prendre de telle sorte
qu’on ouvrît les portes
du Palais Royal
au fromage monacal.
C’est ainsi que sa saveur prégnante
fit les délices de nombreux rois :
l’Auguste Philippe II, Louis IX le Saint,
Charles VI, Louis XI, François 1er.
Il suscita aussi l’émoi
chez l’ennemi juré de ce dernier,
autrement dit Charles-Quint,
héritier des Habsbourg.
Ennemis de toujours,
pendant plus de trente ans
les deux hommes combattirent
l’un contre l’autre avec acharnement.
Mais le meilleur arrivant
toujours après le pire,
en 1529, à Cambrai,
ils firent enfin la paix.
L’Histoire ne dit pas
si ce raccommodage
après tant d’années de combats
se fit par la grâce du fromage…
Mais rien n’interdit de le penser !
D’ailleurs, Jean Gosselet,
abbé de Maroilles,
se servait du fromage septentrional
pour annoncer son arrivée
— du moins à ce qu’il paraît —
auprès de cet empereur germanique
tout-puissant,
également roi d’Espagne et de Sicile.
Sans même attendre qu’on l’invite !
Ne voilà-t-il
pas une belle carte de visite ?
Un fromage odorant
en guise de viatique…
On dit aussi qu’Henri IV le béarnais,
qu’on savait déjà amateur d’ail,
en achetait à Bercy à un marchand du quai
pour en faire goulûment ripaille.
Et l’on raconte encore que Turenne,
bien que n’étant pas indigène
— quoique natif des proches Ardennes —
s’en gavait sans égard pour son haleine.
Quant à Fénelon
— il est vrai archevêque de Cambrai,
donc forcément instruit de cette production —
c’est un fromage qu’il vénérait.
Alors, qu’est-ce qui fait cette réputation ?
Et pourquoi tant de dévotion ?
Le maroilles est fabriqué au lait entier :
cru pour les spécimens fermiers,
pasteurisé et normalisé
pour les industrialisés.
Légèrement acide, le lait est emprésuré
et coagule en 90 minutes
pendant lesquelles il mute
et devient du caillé.
Celui-ci est alors tranché
puis posé sur des tables spéciales
— les mignauts —
conçues pour faciliter
l’égouttage spontané.
Le petit-lait s’écoule à la verticale
et tombe dans de grands seaux
où il sera récupéré
pour d’autres usages,
voire d’autres fromages.
Il est ensuite disposé
dans des moules carrés
qu’on appelle quinons.
Il y est retourné plusieurs fois
avec précaution
car, comme il se doit,
il ne faut pas briser les pavés
de blanc caillé.
Le lendemain, chacun est démoulé
puis salé,
et plongé dans une saumure,
en évitant toujours les brisures.
On obtient alors un maroilles blanc
qu’on place dans un hâloir bien ventilé,
assez sec, pour deux jours de temps.
Il y est séché à 14 °C.
Là, pendant 48 heures
il va se couvrir
d’un léger duvet :
une moisissure de couleur bleue,
le penicillium,
ainsi qu’on la nomme
scientifiquement.
Pourtant,
— mais peut-être est-ce là le secret
de ce fromage généreux ? —
c’est avec la plus grande douceur
qu’il faut ensuite débleuir
chacun des pavés
en les brossant délicatement
à l’eau légèrement salée
pour éliminer ces filaments.
Mais comme dit le proverbe :
« Faire et défaire, c’est toujours travailler ».
Et si c’est à ce prix que nos maroilles en herbe
maturent en toute beauté,
on aurait tort de changer la donne
puisque si bien elle fonctionne.
En tout cas, c’est à ce moment-là
que nos blancs-bleus déménagent
dans une nouvelle crèche,
une cave humide et très fraîche,
pour une période d’affinage
qui dure de 5 semaines à 4 mois.
Bien rangés sur des claies en bois
reliées entre elles
par des fils de nickel,
ils attendent à 10 °C
exposés à l’humidité
des vents marins
qui soufflent jusque là
et qui favorisent le développement
d’une flore particulière.
C’est ainsi qu’il acquiert
tout doucement
cet incomparable parfum.
Pendant ce repos forcé,
d’abord, la croûte jaunit
puis devient d’un bel orangé,
et souvent même rougit.
Si vous voulez mon sentiment,
100 jours c’est le top
pour que parfaitement
il se développe.
Au final, la croûte est lisse et luisante,
avec un toucher poisseux.
La pâte est souple et dorée,
d’une saveur plutôt corsée,
voire forte et piquante
pour les plus vieux.
Mais c’est comme ça qu’on l’aime,
quand chaque bouchée se fait poème.
Côté mensurations,
notre maroilles
fait pile-poil
13 cm de côté
sur 6 cm d’épaisseur.
C’est donc un beau garçon
à mettre à l’honneur
sur un plateau fromager.
Quant à son poids
légèrement il fluctue
en fonction de son âge :
entre 720 g minimum
affiné quatre mois,
et 800 g maximum
— il est alors plus ventru —
si l’affinage
de notre spécimen
n’a duré que cinq semaines.
Pour ce qui est des matières grasses,
comme bon nombre de ses concurrents,
le maroilles atteint les 45 %,
voire même il les dépasse.
Mais le déguster est un tel délice
que ça mérite bien un p’tit sacrifice !
Le maroilles a des frérots.
Le sorbais ou monceau :
12 cm de côté, 540 g,
affiné 4 semaines au moins ;
Le mignon, plus jeunot :
11 cm de côté, 360 g,
affiné 3 semaines au moins ;
Et le quart, des trois le moins costaud :
8 cm de côté, 180 g,
affiné 2 semaines au moins.
Il a aussi a cousin qui la ramène
en tout cas au niveau de son haleine !
D’ailleurs il a plein de surnoms
pour évoquer « qu’il pue bon » :
« Puant macéré », « Puant de Lille »,
« Maroilles gris », « Gris de Lille »,
Voire « Vieux gris de Lille »,
même si le nom officiel
d’ailleurs protégé par un label,
au niveau régional,
c’est « Vieux Lille ».
En fait, c’est un maroilles
qui subit un affinage spécial
puisqu’on le ressale
en le lavant et le relavant
régulièrement
pendant 3 à 4 mois
dans un bain de saumure
qui lui donne une drôle de figure,
visqueuse comme de la poix.
Sa croûte grise tirant sur le rose
n’est pas très belle à voir.
Et en plus… il sent pas la rose.
Pourtant c’est un fromage d’exception.
Celui que les « gueules noires »
— les anciens mineurs de fond —
emportaient au fond de la mine.
Un fromage qui appelle la chopine
ou la larme de genièvre.
Un vrai travail d’orfèvre
qui peut rendre fier
le fromager qui tout au long
de l’automne et de l’hiver
les affine avec passion
pour nous donner de l’émotion.
Le ventre aussi a ses raisons…
Il paraît même qu’en 1960
(en pleine tourmente
des relations est-ouest),
Kroutchev, l’homme d’état
soviétique
aux manières si lestes,
de son prénom Nikita,
fit un voyage à Lille
pour un congrès politique.
On dit qu’il y tomba sous le charme
de ce puant si subtil.
L’idée d’en faire une arme
bactériologique
lui traversa-t-elle l’esprit ?
Nul ne le dit…
C’eût été machiavélique !
Et j’aime à fantasmer un scénario
où ce fromage fort en gueule
aurait pu mettre chaos
le monde à lui tout seul.
Enfin, encore un mot sur le maroilles.
J’aime tant le fromage pour ce qu’il est
que je n’apprécie guère
qu’on le cuisine à tort et à travers.
Mais la flamiche, je reconnais,
c’est un vrai régal.
Encore faut-il connaître le secret
pour bien la réussir.
Il faut couper le fromage en gros dés…
Et laisser la croûte sur la moitié
d’entre eux.
Je n’ai plus qu’un mot à dire :
délicieux !
Texte © Blandine Vié