Noël
Dès que s’ouvre la première petite fenêtre du calendrier de l’Avent, quatre dimanches avant Noël, nous voici plongés dans une rêverie pour beaucoup magique, dans un rituel de traditions qui ont souvent perdu leur genèse religieuse pour n’être plus que gestuelles païennes, symboles de fêtes, et Dieu sait — et c’est plus que jamais le cas de le dire — si cette fête-là a perdu de son mystère primitif, originel, médiéval (qui était pourtant déjà bien théâtral), et si son symbolisme est surtout devenu commercial.
N’en donnerais-je pour preuve que ce réveillon de Noël pour lequel nous salivons 8 jours à l’avance, qui ne se faisait autrefois qu’au retour de la Messe de Minuit — c’est-à-dire le 25 —, souper gras de re-veillée (d’où le nom de réveillon), après le souper maigre de la première veillée… en attendant la messe de minuit, le 24 au soir !
Et quel est le riche qui met encore un couvert supplémentaire pour le mendiant de passage, même s’il se préoccupe tout le restant de l’année du Tiers Monde ?
Et quid de la bûche au feu, symbole traditionnel du feu sacré, quand seules les résidences tristement secondaires se parent encore de cheminées ?
Que de confusions si l’on songe en plus que c’est l’Église elle-même qui a procédé à l’intégration de certains rites antiques (en l’honneur du solstice d’hiver par exemple), car les rejeter eût été trop impopulaire, alors qu’en faire la fusion, la symbiose avec des symboles chrétiens (de même la célébration de Pâques — qui symbolise la résurrection du Christ — est-elle fixée à l’équinoxe de printemps, c’est-à-dire au moment du renouveau printanier) était autrement habile et stratégique.
Et qui s’inquiète encore, en mettant ses souliers, en forme de petits berceaux (symbole de féminité et de fécondité qui s’exprime également dans des contes de fées tels que Cendrillon) au pied du sapin ou de l’arbre, toujours choisi parmi des variétés à feuilles persistantes et dressé vertical (symbole essentiellement masculin en même temps que symbole de la permanence, de la pérennité, et donc d’éternel), de la résonance profonde de cette coutume. Au passage, merci Bruno Bettelheim pour quelques décodages psy…
Qui oserait soutenir aujourd’hui que Jésus-Christ n’est sûrement pas né un 25 décembre, et qu’il est tout à fait symbolique de fêter l’anniversaire de sa naissance ce jour-là ? Cette date était d’ailleurs déjà jour de festivités chez les Romains, sous le nom de « Natalis Invicti », autrement dit « jour de naissance de l’Invincible »… c’est-à-dire d’Apollon et du Soleil !
Il est d’ailleurs pour le moins troublant de constater qu’également d’autres peuples, notamment les Celtes, célébraient ce jour-là la « Soleillée » (Gaëlancol en celte), puis le « Novus », c’est-à-dire le « Soleil Nouveau », à cause du solstice d’hiver encore, et de la reprise de la germination.
Notons que dans de nombreuses régions ou pays, il est encore de tradition le 4 décembre (jour de la Sainte-Barbe) de semer des grains de blé et des lentilles dans des soucoupes pour s’assurer la prospérité de l’année à venir, plantations symboliques qui forment des touffes de verdure qu’on enrubanne à Noël pour en décorer la table ou pour en tapisser la crèche (en Provence notamment).
Ce n’est que vers l’an 130 de notre ère que le pape Télésphore a institué la fête de Noël pour célébrer la Nativité, mais c’était alors une fête mobile. Et ce n’est qu’au 4ème siècle que l’Église, fort adroitement, sous la papauté de Jules 1er, fit coïncider de manière définitive la naissance de Jésus avec toutes ces coutumes agraires !
Et ce n’est que de manière bien plus récente encore, il y a 4 siècles à peine, qu’est née la tradition de la crèche, représentation pour le moins naïve de la Nativité à Bethléem ! Tradition qui devint vite populaire dans les pays méditerranéens, à cause bien sûr du symbole primaire de la naissance miraculeuse de Jésus (puisque Marie était vierge), mais aussi à cause d’autres miracles et superstitions, se rattachant particulièrement aux animaux. Ne dit-on pas que la nuit de Noël, les animaux se mettent à parler ? Ainsi, tout en vénérant l’enfant Jésus, on vénère aussi le bœuf et l’âne qui le réchauffaient de leur haleine, et avec eux toutes les autres créatures de Dieu, fussent-elles des animaux.
Mais attention, qui dit passion dit aussi exorcisme car, à une époque où l’imagerie populaire attribuait à chaque animal la représentation d’un péché, ou à tout le moins d’un vice — comme en témoigne la symbolique de la sculpture romane, contemporaine de ces croyances — les animaux pouvaient être aussi bien créatures du Diable. C’est ainsi que la nuit de Noël, le loup ne dévore plus ses victimes, mais les afflige d’un baiser, bien entendu mortel ! Nuit magique entre toutes… où même les pierres s’en vont boire aux fontaines !
Il était donc normal, dans ce contexte féerique, que les coutumes alimentaires se parent elles aussi d’une certaine magie. Et si hélas, nous ne faisons plus de veillée maigre, sauf peut-être en Provence où beaucoup de traditions ont gardé un peu de leur caractère mystique, et où les maîtresses de maison rivalisent d’ingéniosité pour préparer le Gros Souper, repas maigre mais copieux qui précède la messe de minuit, et où il est traditionnel de disposer 13 pains ornés de myrte, dont l’un plus gros pour Jésus, de servir plats de poissons, et surtout de légumes en abondance, car cela est signe de prospérité et gage que ces plats ne feront pas défaut sur la table l’année suivante, et enfin de proposer treize desserts rituels, presque immuables, si donc nous ne faisons plus guère la veillée maigre et si, blasphème suprême, nous faisons chère grasse bien avant que ne retentissent les douze coups de minuit, c’est que, malgré tout, dans notre société de consommation, voire même de surconsommation, où nous ne manquons pourtant plus de rien, surtout dans le domaine alimentaire, nous avons calqué nos propres fantasmes de luxe et d’abondance sur ces offrandes païennes et ces symboles religieux.
Bien sûr, foie gras, dinde aux marrons, bûche de Noël (qui symbolise évidemment la bûche de l’âtre), crottes en chocolat (laissées par l’âne de Saint-Nicolas dans les sabots des enfants trop grands pour croire à ces « sornettes »), marrons glacés et vins fins ne symbolisent plus guère notre foi en la réussite sociale qui nous permet de nous payer toutes ces bonnes choses et, en cette nuit de Noël, d’exorciser cette peur ancestrale de manquer — la peur de la disette — toujours ancrée quelque part au fond de nous, en nous permettant de déifier sans scrupule, une fois l’an, la bonne chère !