Mon tendre hommage très personnel à Joël Robuchon

Je suis triste. Immensément triste.
Joël Robuchon est décédé ce lundi 6 août — jour de la Transfiguration, ce que je ne trouve pas si anodin que ça — et c’était mon ami depuis le début des anées 80.
Entendons-nous par « ami » Je ne suis pas en train de vous raconter que nous buvions des coups ensemble à chaque fois que l’occasion se présentait. Non, ce n’était pas un pote mais un véritable ami. De cœur.
Joël et moi, nous nous sommes connus peu de temps après l’ouverture de « Jamin » son premier restaurant. J’étais venu l’interviewer pour « Plaisirs Gastronomie Magazine », une revue suisse dans laquelle je faisais des portraits de personnalités du monde de la gastronomie (chefs, producteurs de produits haut de gamme, etc.). Nous avions en commun d’être timides et pourtant nous avons passé un moment privilégié où il s’est dévoilé même sur des sujets autres que la cuisine. Nous avons ainsi parlé religion (il s’était d’abord destiné à la prêtrise), peinture (à l’époque il était fou de Monet, ce que m’avait évoqué le décor de son restaurant) et de sa vision de la vie. Mon article une fois paru lui avait beaucoup plu — j’aimerais d’ailleurs le retrouver — et il m’en sut toujours gré car il n’avait pas la mémoire courte.
Bon, je ne vais pas vous retracer sa carrière ici, la plupart des médias l’ont fait en long en large et en travers et ce n’est pas un énième curriculum vitae qui ajoutera quelque chose à son talent. Lui qui fut le chef le plus étoilé au monde — 32 étoiles —, il est aujourd’hui au firmament de ces étoiles avec ce qu’il conviendrait d’appeler « la constellation Robuchon ». Et à une époque où l’on qualifie n’importe qui de star — dans les années 50, on avait au moins la pudeur d’employer le mot « starlett » pour ces célébrités éphémères—, lui en est une vraie.
Je n’entrerai pas non plus dans des considérations professionnelles qui ont fait ou font florès.
Cela n’est pas mon propos ici car mon propos se veut personnel, en regard de l’homme et non du chef adulé.
Je vais par exemple vous raconter une anecdote qui saura mieux révéler la nature profonde — je veux dire profondément gentille — de cet homme.
Joël et moi nous sommes revus épisodiquement, pas si souvent que ça car je n’ ai plus habité Paris pendant une quinzaine d’années, mais nous nous sommes toujours reconnus, qu’il s’agisse de déjeuners de presse ou de hasards fortuits. Ainsi, l’ai-je un jour croisé dans un avion et ce fut une nouvelle occasion fructueuse de papoter. Revenue à Paris en 1993 dans le 7ème arrondissement, je l’ai quelquefois croisé dans mon quartier ainsi qu’au « Père Claude », établissement fréquenté par beaucoup de chefs, notamment Bernard Loiseau qui fut lui aussi un ami de jeunesse pour lequel j’ai d’ailleurs écrit les deux derniers livres.
Bref, en 2003 — et ça m’est douloureux de le raconter — j’ai été expulsée de mon appartement (une vraie expulsion avec serrurier et commissaire de police), à la fois pour des raisons financières m’incombant mais surtout parce que le prétendu propriétaire (un chef, lui aussi) me sous-louait (je l’ignorais) un appartement en fait dévolu à son personnel en me faisant de fausses quittances, ce qui ne m’a pas permis d’obtenir de délais auprès du tribunal. Pour tout vous dire, l’huissier chargé de l’affaire m’a apporté son assistance autant qu’il a pu tellement il était écœuré.
Mais le cocasse dans cette histoire, c’est que la première invitation presse que j’ai reçue après ce douloureux événement, ce fut pour assister à un déjeuner de presse à l’Atelier Saint-Germain de Joël Robuchon qui venait de s’ouvrir peu de temps auparavant. (Entre parenthèses, c’est la première fois que je voyais des vestes de cuisine noires).
En aparté, je n’ai pu m’empêcher de raconter « l’anecdote » à Joël, lui disant que j’avais bien failli arriver devant le restaurant avec toutes mes affaires dans un caddie de sdf mais que le voiturier aurait été bien embarrassé si j’avais dû lui confier pareil véhicule.
Ça l’a fait rire mais aussi ému et il m’a aussitôt dit : « Blandine, vous passez quand vous voulez ! ». Car Joël et moi nous nous sommes toujours vouvoyés, comme une marque de respect réciproque. Je n’ai évidemment jamais « profité » de cette chaleureuse invitation mais je lui ai tout de même dit qu’un jour je raconterais la chose dans une nouvelle, en lui promettant de la lui dédicacer.
Voilà le genre de rapports que nous avions, sincères et pudiques.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans une circonstance privée en octobre 2013 (il n’est d’ailleurs pas en tenue de chef sur la photo).
Nous nous étions promis de nous revoir bientôt.
Mais le temps passe trop vite et la maladie frappe injustement.
Joël, je te le promets, je l’écrirai un jour cette nouvelle.
Et tu resteras toujours pour moi un de « mes chefs », de ceux que j’affectionne au point qu’ils font partie de mon propre panthéon, de ma propre histoire : Bernard Loiseau, Alain Dutournier, Gérard Vié, Jean-Jacques Jouteux, toi et quelques rares autres.
Beaucoup de gens t’ont attribué un regard « magnétique », c’est-à-dire un peu insondable.
Pourtant, ton regard sur notre photo me met les larmes aux yeux car, paradoxalement, il dit indiciblement le bonheur que nous avions à être ensemble.
Comme évoqué plus haut, je ne cesserai plus de guetter les ciels étoilés pour chercher la constellation Joël Robuchon, composée de 32 étoiles.
Je t’aime. Mais tu le sais déjà.
Blandine Vié