Joindre les deux bouts
Si vous mangez avec une fourchette
et que vous n’arrivez pas à
« joindre les deux bouts »,
c’est parce qu’il y a eu
la Saint-Barthélémy !
Mais à force de se pousser du col
et de ramener sa fraise, aussi…
Ça vous paraît confus ?
Alors je m’explique.
En entendant l’expression « ne pas pouvoir joindre les deux bouts », vous ne vous êtes jamais demandé de quels bouts il s’agissait ? Les deux bouts de quoi ? Bouts de chandelle ou cordons de la bourse ? On pourrait le penser puisque la métaphore fait référence à la difficile gestion de son budget et qu’elle a une connotation négative.
Que nenni !
Et en attrapant votre fourchette pour la piquer dans votre fricot quotidien, ne vous êtes-vous jamais posé la question de savoir comment on faisait avant ? Quand on vous servait une tranche de rôti dans votre assiette et qu’il fallait lui faire un sort sans fourchette ? Avec seulement l’aide de ses crocs et d’un morceau de pain. Non ?
Moi si !
Et figurez-vous que c’est passionnant !
Comme lorsqu’on fait un arbre généalogique et qu’on remonte de génération en génération, de siècle en siècle.
Eh bien là, il faut remonter jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle. Parfaitement.
Très exactement à la période des Guerres de religion (et il y en a quand même eu huit qui se sont succédées).
Les Protestants contre les Catholiques, vous vous souvenez de vos cours d’histoire ?
(Ça va commencer en 1562 et ça ne se terminera qu’en 1598 avec l’Édit de Nantes, avec des intervalles de paix.)
À partir du XVIe, les protestants s’opposent aux catholiques et ça débouche sur une guerre civile.
L’Espagne et les Pays-Bas s’en mêlent qui exacerbent les tensions.
Cependant, le protestantisme se développe en faisant de plus en plus d’adeptes. Et en influençant les mentalités.
Une partie de la société devient puritaine.
Et puis, en 1572, le 18 août, le roi Henri III de Navarre (futur Henri IV de France), qui a déjà changé de religion plusieurs fois, épouse la catholique Marguerite de Valois. Ce mariage met le feu aux poudres.
Les événements se précipitent alors pour aboutir au massacre de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572, il y a donc exactement 441 ans jour pour jour ! Épisode dramatique pendant lequel furent tués des milliers de protestants.
Derrière la grande Histoire, il y a toujours la petite histoire.
Le massacre de la Saint-Barthélémy entraîna un changement complet à propos de la question religieuse.
Cette victoire des catholiques libéra les mœurs.
Et conséquence inattendue, elle déguinda la mode.
Vers 1530, les décolletés s’étaient transformés en cols montants bordés de petits plis de dentelle.
À partir de ce jour, les femmes catholiques — la future Reine Margot en tête — se remirent à porter les décolletés jusqu’alors prohibés.
Puis ces décolletés s’agrémentèrent de collerettes montant par-derrière. De plus en plus larges et imposantes.
Quant aux bordures de dentelle, elles n’auront de cesse que de s’agrandir pour devenir d’amples collerettes tuyautées appelées fraises (en raison de leur ressemblance avec le fruit, vu de face), pour les femmes comme pour les hommes, la mode masculine ayant emboîté le pas.
La fraise devient un signe de réussite ostentatoire dans la haute société (noblesse et bourgeoisie). Et c’est à qui veut arborer la plus lourde et la plus large, ce qui pose un véritable problème à table.
L’usage du linge de table s’étant généralisé, on change de nappe au cours du repas et de serviette après chaque plat.
Et, pour préserver ces fraises encombrantes, les convives mettent désormais leur serviette autour du cou, alors que depuis plus d’un siècle, on la plaçait sur l’épaule ou le bras gauche. Ce changement implique que chacun doit se faire aider par son voisin pour nouer sa propre serviette autour de son propre cou. De là l’expression « Aider à joindre les deux bouts. »
Mais, toujours du fait de ces collerettes qui modifiaient la gestuelle (surtout lorsqu’elles étaient recouvertes par une serviette, d’autant que les manches bouffantes des pourpoints et des robes accentuaient encore l’effet d’engoncement), les bras n’étaient plus assez longs pour atteindre la nourriture. C’est la raison pour laquelle la Cour adopta la récente invention d’un italien — rappelons que Catherine de Médicis, mère de Charles IX, roi alors sur le trône, était italienne — afin de limiter les risques de tacher les cols de dentelle.
N’est-il pas incroyable que nous mangions avec une fourchette parce que des nobliaux ont eu la folie des grandeurs il y a quatre siècles et demi de cela ?
Et n’est-il pas incroyable que des massacres abominables aient peut-être eu plus d’incidence sur notre quotidien que sur le cours de notre Histoire ?
Blandine Vié
Darya
24 août 2013 @ 7 h 33 min
Article fantastique ! Merci beaucoup pour ces passionnantes explications !