Hommage à Jean Cormier
Jean Cormier aurait eu 80 ans aujourd’hui. C’était à la fois un ami et un fan de Greta Garbure.
Nous honorerons sa mémoire ce soir. Mais en attendant, voici deux articles que je lui avais consacrés : une intervew publiée il y a une dizaine d’années, à l’occasion de la sortie de son bouquin « Gueules de Chefs », portraits d’une quinzaine (comme au rugby) de chefs dont était proche. Et, en tête, le petit hommage embué de larmes publié à l’occasion de son décès en décembre 2018.
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Depuis quelque temps, notre ami Jean Cormier était malade. Nous le savions mais l’espérions invincible.
Cette grande figure du journalisme sportif, grand bourlingueur ayant écrit plusieurs livres sur des personnages de l’Histoire comme Che Guevara mais aussi de nombreux ouvrages sur le rugby, s’en est allé rejoindre son copain Antoine Blondin et quelques autres avec qui il a fait les 400 coups à Saint-Germain-des-Prés, quartier où il vivait depuis sa jeunesse — après une enfance souletine dans son cher Pays basque — et dont il fut l’une des notabilités les plus populaires. En hommage à Antoine-Blondin, il avait d’ailleurs créé le Festival Singe-Germain et le Marathon des Leveurs de Coude auquel Greta Garbure a participé plusieurs fois. Écrivain, Jean était aussi l’auteur de livres rocambolesques où il raconte ses tribulations, notamment « Alcools de nuits » où il devise alternativement avec Antoine Blondin et Roger Bastide.
Ami de beaucoup de chefs et de vignerons — c’est comme ça que je l’ai connu — Jean était un compagnon de table qui ne boudait pas son plaisir et certains repas pouvaient se transformer en troisièmes mi-temps. Son livre « Gueules de chefs » nous fait d’ailleurs partager deux de ses passions : les plaisirs de la table et le rugby.
À notre tour de rendre hommage à ce grand homme de cœur pour qui l’amitié était l’une des valeurs fondamentales. Jean, Jeannot, Juan, Juanito ou La Corme comme on t’appelait, tu seras toujours dans nos mémoires et dans nos cœurs.
Mais nous sommes tristes pour Jennifer, ta fille si proche de toi. Votre relation était si belle à voir.
Jennifer, nous t’embrassons très fort.
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Jean Cormier tire le portrait de 15 chefs !
Belle occase pour moi de tirer aussi le sien…
Son pedigree
Pas possible ! Ne me dites pas que vous ne connaissez pas Jean Cormier, journaliste, écrivain et réalisateur !
Si ? Bon, alors je vais vous la faire courte, façon « on va à l’essentiel » et pas façon RG !
Au physique, c’est un grand gaillard (1,90 m) baraqué, au regard bleu et au doux sourire.
Question identité… il est Santagraztar, donc Euskadien (Basque), il a fait ses premières Fêtes de Bayonne à l’âge de 14 ans, et maman Chachi « donnait toujours raison a son rejeton, surtout quand il avait tort » !
Voilà, ça dit tout en filigrane sur le bon…homme !
Côté pro, il a été grand reporter (et pas que par la taille) au Parisien Libéré, au Parisien tout court et à Aujourd’hui en France. Il fait partie de ces bourlingueurs qui ont sillonné la planète en tous sens.
De ses voyages, il a rapporté des bouquins sur Che Guevara, sur le curé de Soweto (entre autres) et il a aussi réalisé 5 documentaires (3 sur le Che toujours, et 2 sur les Indiens d’Amazonie).
C’est également un journaliste sportif qui a commis des milliers de chroniques — et des livres — sur le rugby, et a couvert le Tour de France 37 fois (le premier en 1967, alors qu’il n’était encore qu’un grand môme).
Nullement sur la touche, il continue à barouder et à crapahuter d’un continent à l’autre et à écrire un ouvrage par an.
Les Tontons trinqueurs
Homme d’amitié surtout, il a toujours vécu entouré de potes ! Et quels potes !
D’abord le grandiose et fulgurant Antoine Blondin (rencontré pour la première fois en 1965 au « Courrier de Lyon ») — son « Blondin d’amour » à lui — autour duquel gravitait une bande picaresque (un mot lourd de sens sous son air débonnaire) et des satellites pittoresques.
Des copains journalistes qui ont fait avec lui autant de Tours de France (voire plus) qu’un saphir sur un microsillon 33 tours, Roger Bastide (tonton Roro) en tête puisqu’ils ont fait 15 Tours ensemble.
Comme dit Jean : « Antoine, Roger, et moi Jeannot, c’était une trilogie qui fonctionnait à l’amitié, avec un A aussi grand que la tour Eiffel » !
Voilà pour le noyau dur !
Bien sûr, il y avait aussi des rugbymen : quasiment « tout l’armorial du rugby français » selon sa formule !
Et tout ce que le quartier de Saint-Germain-des-Prés (son QG depuis sa jeunesse) a pu connaître de fêtards : personnalités de tout poil (on laisse le mot people au vestiaire, d’accord ?), artistes, acteurs, originaux, riverains.
Bref, une faune hétéroclite, nyctalope et assoiffée !
Dans le désordre et sans la moindre prétention d’exhaustivité, allez, je cafte le nom de quelques complices de bamboche : Jean Castel et Jean-Marie Rivière (hôtes bienveillants), Pierre Barouh, Carlos, Jean Carmet, Michel Bridenne, Claude Nougaro, Jacques Perret, Yvan Audouard, Kleber Haedens, Guy Boniface, Claude Spanghero, Stéphane Collaro, Daniel Robin, Jean-Jacques Simmler, Denis Lalanne, Jean-Pierre Rives (seul déconneur abstinent du monde de l’ovalie).
Mais aussi tous les autres puisque, dit-il : « nous avions l’amour de notre prochain, souvent le voisin de bar ! » : amis d’un soir, d’une virée, d’une vie. Qui aimaient se désaltérer en général, et en particulier dans « la Vallée de la Soif » comme ils appelaient une concentration de bistrots germanopratins.
Des hommes pour qui il fut ou demeure Jeannot, Jeannot de chez la Corme, Jouan (comme au pays), Juan, Juanito…
Mais il faut bien comprendre que pour Jean, boire n’est pas un but ! C’est un adjuvant ! Qui aide à communiquer, à partager, « partager le temps et les idées ».
Une QSP pour faire sauter les verrous, pour extirper — ex-triper (sortir des tripes) serait plus juste ! — ses vérités intestines, pour explorer sa propre ténèbre, pour devenir le héros (ou pas) de sa nuit, pour se connaître en (in)conscience, à tout le moins pour mettre du piment dans sa vie (comme on dit à Espelette) !
Boire pour voyager, comme les deux somptueux héros de « Un singe en hiver », si magistralement campés par Gabin et Belmondo dans l’adaptation cinématographique qu’Henri Verneuil a faite du roman éponyme de Blondin.
Car comme il disait l’Antoine, à qui l’on a parfois reproché d’avoir voulu faire l’apologie de l’ivresse dans Un singe en hiver (1959) : « Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour la boisson (…) Aucun de mes personnages ne boit pour se saouler mais plutôt pour changer les couleurs de la vie. »
C’est sans doute encore plus vrai pour les écrivains, les artistes, les créateurs. Car faire couler l’alcool, c’est un peu comme une promesse de faire couler l’encre.
« N’oublie pas que l’on écrit avec un dictionnaire et une corbeille à papier, tout le reste n’est que litres et ratures », disait Blondin. Ou encore, pour mieux pouvoir faire face à la page blanche : « Et maintenant, au goulot ! »
Histoires d’amitiés bachiques qui ont donné l’émouvant bouquin Alcools de nuit, écrit à trois voix et six mains (on compte pas les verres) : Antoine Blondin, Roger Bastide et Jeannot Cormier (Rocher, 1988, réédité en 2007).
Qui ont également abouti à la création, en 1987 (jusqu’en 2011), du « Marathon des Leveurs de coude », série de 13 épreuves imposées dans des établissements sélectionnés de Saint-Germain-des-Prés. Je crois même qu’au départ, il y avait 42 étapes, par référence à la distance (42 km) du marathon olympique pédestre !
Enfin, avec son ami Denis Lalanne, Jean a créé en 2011 le « Festival Singe-Germain », un festival germanopratin, culturel et sportif rendant hommage à Antoine Blondin.
Histoires d’amitié sans fin donc pour Jean. Mais jamais sans faim. Toutes les faims.
Histoires pérennes même avec ceux qui sont partis — ceux qui ne lèvent plus le coude parce qu’ils ont levé le pied ! — mais qui manquent. Même s’ils demeurent dans la pensée et dans le cœur.
Partis dans des ailleurs approximatifs. Au ciel ?
On dit que la nuit, pour ne pas se perdre, il faut chercher l’étoile du berger, qu’elle est un guide !
J’aime à penser que facétieusement, elle est aussi un clin d’œil de la part de nos buveurs de jaune qui se sont éclipsés : l’étoile des « Berger » ! Le pastis 51 et les autres…
Allez, on trinque !
Gueules de chefs
Bon, Jean, maintenant que j’ai fait les présentations, parlons de ton dernier livre : « Gueules de chefs » (éditions du Rocher, 2013, 19 €).
Un bouquin qui dresse le portrait de 15 chefs.
Quinze comme au rugby, évidemment (ce qui explique pourquoi une majorité de chefs originaires du Sud-Ouest) : Iñaki Aïzpitarte, Daniel Boulud, Yves Camdeborde, Raquel Carena, Jean-Pierre Cazals, Christian Constant, Helène Darroze, Alain Dutournier, Christian Etchebest, Pierre Etchemaïté, Adeline Grattard, Stéphane Jego, Jean-Marc Lemmery, Joël Robuchon et Guy Savoy (par ordre alphabétique).
Pourquoi ce livre ?
« Je suis de la gueule et j’aime pas le chef, la notion de chef. Le chef qui commande à l’armée, etc.
Mais le chef associé à une toque, c’est bien. La toque, c’est mieux que le calot ou le képi, non ? Ce chef-là, il met de l’ordre dans mon assiette. Et cet ordre, c’est celui que je respecte le plus.
L’idée, c’était de construire une équipe de 15 chefs, comme une équipe de rugby.
J’ai beaucoup de potes chefs. Ils sont très organisés. Très respectueux de la liberté mais très méticuleusement organisés dans leurs cuisines.
Je suis passé par la cuisine pour mieux comprendre l’armée. »
Mais comment ça s’est goupillé ?
« J’ai commencé par faire une liste des chefs que je connaissais.
C’est pour ça qu’il n’y a pas Ducasse. Je ne le connais pas en vrai.
J’ai connu Robuchon en 1981. Guy Savoy, Cazals. Ils sont tous très fête, ce sont des festayres comme on dit chez nous.
Le fédérateur, c’est un peu Yves Camdeborde que j’ai connu très jeune parce que sa famille tient une charcuterie à Pau.
Il a fait ses armes chez Christian Constant lorsqu’il était au Crillon.
Et moi avec quelques copains comme Benoît Dauga, on était potes avec Christian Constant. On entrait directement dans les cuisines du Crillon par la rue Boissy d’Anglas. On mangeait des palombes et on avait droit aux « retours » ! Les retours, ce sont les plus grandes bouteilles — comme un Montrachet 1986, un Petrus — qui n’étaient pas finies par les clients. Constant disait « les retours, c’est pour mes amis » et nous, on s’tapait les fonds de bouteilles !
C’est là, chez Constant que j’ai revu Camde — c’est comme ça qu’on l’appelle — et c’est devenu un vrai pote. Je suis le premier journaliste à avoir écrit un papier sur La Régalade dans Le Parisien !
Constant et ses 12 apôtres — tous les jeunes qu’il a formés — sont solidement proches ! C’est la mafia du rugby.
Daniel Boulud, un autre ami de Camde, je suis allé le voir à New York où il a 6 restaurants. Et tu te rends compte, Camde a fait le voyage en avion exprès, rien que pour nous présenter, et il est rentré à Paris aussitôt après !
Moi j’y suis resté 6 jours avec ma fille et en 6 jours, on a fait les 6 restaurants de Boulud, un par jour !
Et pour la sortie de mon bouquin au Flore, c’est Boulud qui a fait l’aller-retour !
Raquel Carena, c’est par Alain Dutournier, un copain de corrida et de rugby que je l’ai connue.
Iñaki Aïzpitarte, lui, on s’est rencontré par l’intermédiaire de Jean-Luc Poujouran, le boulanger des restaurateurs. On a passé une soirée géniale.
Pierre Etchemaïté, je l’ai connu par des potes du quartier.
Je l’ai présenté à Constant qui m’a dit : « Juan, puisque c’est un copain à toi, je le garde ! Mais si au bout de 3 jours il ne me plaît pas, je le vire ! » Il est resté 3 semaines puis est allé à La Régalade !
Adeline Grattard, c’est un peu différent. Elle ne fait pas partie de la bande. Mais comme tu le sais, je suis un grand voyageur. Je suis allé dix fois en Chine et à Hong Kong. Alors la bouffe chinoise, je la connais et je l’aime. Aussi, quand mon pote Denys Clément (grand reporter photographe à l’Équipe jusqu’en 2002, depuis photographe indépendant spécialisé dans le rugby, le reportage et la photographie culinaire, et aussi de Gueules de chefs), un homme de la terre, du vin, de la vigne mais aussi un marin et un montagnard, un homme tellurique, m’a dit : « Je connais un resto formidable », on y est allé et on y retourne régulièrement ! Et du coup, Adeline, il fallait qu’elle soit là aussi !
Jean-Pierre Cazals, j’ai fait sa connaissance par des potes du rugby.
Car beaucoup de rencontres se sont faites par les relais du rugby. Par exemple au Sous Bock, un bistrot près des Halles où l’on mange de bons produits : cèpes, soles, etc. Si tu comptes 5 soirées à seulement 2 verres, au bout de 10 verres, t’as eu le temps de discuter le bout de gras !
Stéphane Jégo, il a bossé 7 ans avec Camdeborde. Tu parles qu’il fait partie de la bande aussi. Mais tu vois, il vouvoie toujours Yves. Tout comme Yves vouvoie toujours Christian Constant. C’est le respect du maître même dans la déconne. J’aime bien ce sens des valeurs.
Jean-Marc Lemmery, lui, sa grand-mère était de Sainte-Engrâce, le même village que moi. Avant, il était kiné et puis un jour, il en a eu marre du palpé-roulé !
Guy Savoy, je l’ai approché par l’intermédiaire de Jean-Paul Dumond (de chez Drouhin) dont il était proche quand il était encore au Cap Vernet.
Bref, tout ça, c’est une grande chaîne d’amitié !
Pour la sortie du bouquin au Flore, il y a tout de même 2 chefs qui sont venus de Londres, 1 de New-York, 1 de Montréal, 1 de Toulon, 1 de Nice, 2 ou 3 du Pays basque. Rien que pour faire la fête !
Le mot qui nous unit, c’est sincérité !
Et comme je suis un homme de partage, je suis content d’associer mon nom à ces gens-là. Je suis passionné, un homme de passion !
Mais je suis d’abord journaliste, personne ne se marche sur les pieds.
Je les admire. Ce sont des perfectionnistes. Ils font tous les jours la même chose.
Nous, on a le poids des mots car un mot, ça a un poids. Mais eux aussi, ils ont le poids des grammes de l’assiette !
Le rugby, c’est ça ! C’est excessif, mais ça veut dire générosité et partage.
C’est un clan. Et j’ai eu du bonheur à faire ce livre parce que ce sont tous des personnalités marquantes. Chacun a son parcours, sa gueule, sa tronche ! Ça le fait ! »
Jean, j’ai bien sûr la tentation de raconter par le menu l’histoire de ces 15 rencontres à mes lecteurs, mais évidemment, je ne vais pas le faire ! Je crois qu’on les a suffisamment mis en appétit pour qu’ils aient envie d’acheter ton livre et de déguster les 15 services de ce menu dégustation. Tu es d’accord ?
Le livre d’or du rugby 2013
Mais puisque tout a commencé par le rugby, je voudrais encore évoquer ton « Livre d’Or du rugby 2013 », co-écrit avec Franck Mesnel, ancien demi d’ouverture de l’équipe de France, et préfacé par Bernard Laporte (Solar, 24,90 €).
Un bouquin — que dis-je, un bréviaire ! — que tu publies tous les ans depuis des lustres. Et qui raconte ipso facto une année de rugby avec les dates, les anecdotes, les chiffres (les tops et les flops), les moments forts et tutti quanti. Incontournable et indispensable pour tous les amateurs du ballon ovale !
Et comme on l’a vu, ce n’est pas du tout hors jeu (hors sujet), les troisièmes mi-temps étant un creuset où lève le ferment de l’amitié.
Rugby, bouffe et amitié : une belle et sain(t)e trilogie… sinon trinité, non ?
Un dernier verre avant de se quitter ?
Avec Jean, notre amitié en est encore à ses prémices.
Disons que j’espère être en train de devenir son amie.
Mais en toute humilité.
Car hélas…
– même si nous sommes tous les deux du signe du verseau — quelle ironie ! — sûrement tout de même avec un ascendant verse-vins…
– même si je lève le coude avec une ardeur qu’on ne peut suspecter d’être feinte…
– même si j’ai écrit un livre sur les « alibofis » (les cojones pour ceux qui ne lisent pas le marseillais dans le texte)…
– même si j’ai aussi écrit « L’éro-toro-mane », une nouvelle ayant trait à l’univers de la corrida qui a été finaliste du Prix Hemingway 2013…
je ne suis que blandinesque… pas blondinesque, magré la très jolie dédicace que tu m’as faite sur Alcools de Nuit !
Allez, un dernier verre pour la route…
Zoubis, mon Jeannot !
Blandine Vié