Hommage à Jacques Charrette
Mon très cher Jacques
Je t’ai connu au milieu des années 70 — eh oui ! le temps passe vite, si vite — et nous avons longtemps été proches car tu as commis quelques livres avec Céline Vence, ma mère, et nous nous voyions assez souvent à cette époque. Puis nous nous sommes presque perdus de vue car j’ai vécu une vie nomade pendant une petite vingtaine d’années, en Italie, dans les Landes et en Bretagne. Je suis revenue à Paris au début des années 90 et bien sûr, nous nous sommes revus. Chez Maman qui donnait rituellement des dîners de copains avec des chefs ou lors d’occurrences professionnelles. Mais j’ai aussi le souvenir mémorable d’un déjeuner chez moi où tu étais émerveillé parce que dans mon petit appartement de la rue de l’Université, si petit qu’une seule personne pouvait rentrer dans la cuisine et que je n’avais pas assez de place pour avoir une cuisinière, j’avais préparé une harira superbe sur une plaque de cuisson électrique, ainsi que des aubergines à la mauresque et je ne sais plus quel dessert. Nous nous étions régalés en souvenir des Rencontres Gastronomiques franco-marocaines.
Nous nous sommes alors revus par intermittence et j’ai eu la joie que tu me remettes le Prix de l’Académie Nationale de Cuisine dans la catégorie « cuisine rabelaisienne » en 2008 pendant le Sirha à Lyon, pour mon livre Testicules. Comme il faut bien appeler les choses par leur nom, Maman avait déjà commencé à perdre la boule d’une manière assez sévère, et elle est décédée début 2011. Nous ne nous sommes alors plus croisés qu’une fois ou deux.
Mon très cher Jacques, tu aurais eu 89 ans ce dimanche 13 février.
Maman est morte à 88 ans en janvier (le 8), et toi, tu viens de t’en aller à 88 ans le 30 décembre.
Une connivence supplémentaire entre vous car je ne doute pas que dans la cuisine des anges, vous aurez encore bien des choses à vous dire.
Quant à nous, comme tu étais né un 13 février et moi un 15 février, nous avions coutume de dire que seule la Saint Valentin nous séparait. Nous nous aimions bien.
Nous nous étions retrouvés en décembre au restaurant Le Taillevent pour décerner les prix littéraires de l’Académie Nationale de Cuisine et nous ne nous y sommes pas quittés. Je t’avais trouvé fatigué mais nous étions vraiment heureux de passer cette matinée et ce déjeuner ensemble.

Notre histoire aurait pu s’arrêter là mais le destin est parfois facétieux, même dans des circonstances tragiques. Car il se trouve que le 2 février, je déjeunais avec un ami chef que je n’avais plus vu depuis 45 ans — à peu près au moment où j’ai connu Jacques, donc — et avec lequel j’étais très amie. Mais nos pérégrinations respectives ont fait que la vie a coulé — et elle court au galop, la garce ! — même si nous nous étions retrouvés via Facebook depuis quelque temps, avec une forte envie de nous revoir. Ce déjeuner a eu lieu à Montmartre, à La Bonne Franquette, un lieu magique où il se passe toujours quelque chose, un lieu d’émotion où j’ai de très bons souvenirs grâce à la famille Fracheboud dont l’accueil et la gentillesse sont légendaires.
Or, à la fin de notre déjeuner qui s’est prolongé et alors que nous devisions déjà émus par nos retrouvailles qui se révélaient être un vrai redémarrage, un groupe s’est installé juste à la table derrière nous, tenant une petite réunion. Une réunion bien triste car ils y parlaient d’un Jacques pour qui il y avait une cérémonie à l’église Saint-Pierre de Montmartre l’après-midi même. Et intuitivement, je comprends qu’il s’agit de Jacques Charrette, ce que me confirme Patrick Fracheboud. Je suis choquée, mon émotion et mon trouble doivent se voir, la conversation s’engage, certains me reconnaissent et on me prie de rester le soir au dîner qui va avoir lieu en hommage à Jacques. Je n’étais pas sûre que cela soit ma place mais vu l’insistance de plusieurs personnes, je suis restée, bouleversée mais heureuse d’être présente, en me disant que Jacques devait être sûrement content et peut-être bien que ma mère aussi. Alors je suis restée et ce fut une vraiment belle soirée tant Jacques était apprécié et aimé. Cela faisait chaud au cœur de le constater. J’ai parlé avec les uns et les autres et les Fracheboud nous avaient préparé un magnifique pot-au-feu auquel tout le monde a fait honneur, la gastronomie étant tout de même le lien entre tous les convives.
Ce ne fut pas une soirée triste mais enveloppée de quiétude, de bonté et de gentillesse. Et je n’ai pas pu m’empêcher de croire que je n’avais pas pu être là par hasard, qu’on devait forcément me faire un clin d’œil de là-haut.
En tout cas, je suis rentrée chez moi avec un sentiment profond de paix, d’une incroyable douceur.
Mon très cher Jacques, je n’ai pas rappelé dans cet hommage ton impressionnante carrière, elle est connue de ceux qui doivent savoir et je n’avais envie d’exprimer ici qu’une forme de tendresse personnelle. J’ai été contente de pouvoir saluer Colette et Thierry.
Puisse toute ta famille garder en mémoire l’homme que tu étais. Tu resteras toujours dans un petit coin de mon cœur et je n’oublierai pas non plus ton œil malicieux. Je t’embrasse.
Blandine