Fêtons l’année du lapin d’eau dans l’astrologie chinoise : ce que le vin blanc doit à la gibelotte (et non l’inverse)
Dimanche 22 janvier 2023, débute l’année du lapin (signe d’eau) dans l’astrologie chinoise. Pour fêter cela, je vous livre une histoire de lapin où l’eau est remplacée par le vin, narrée avec talent par Madeleine Ferrières. Et parce qu’il n’y a pas d’histoire sans travaux pratiques, demain, je vous donnerai la recette de la gibelotte de lapin !
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La « giblote » de lapin
Lu in « Nourritures canailles », Madeleine Ferrières, Plon 2007
Elle est née d’une réaction aristocratique. Il fut un moment, au XVIIIe siècle, où le civet s’est distingué. Les recueils de recettes retracent ce processus de ré-ennoblissement ; ils commencent par affirmer haut et fort que pour faire un civet il faut d’abord prendre un lièvre, et seulement un lièvre. Ce lièvre, drapé dans une nouvelle dignité culinaire, sera baigné dans une marinade au cognac (précisera-t-on plus tard), bardé de lard puis recouvert de farine et surtout lié avec son sang. Le roux, la liaison au sang, autant de signes qui marquent bien la distance avec la grosse artillerie des ragoûts en général, du civet de jadis en particulier, si accueillant envers toutes sortes d’animaux à poil, à plume et même à écaille.
Cet exclusivisme culinaire ouvre un vaste espace que la gibelotte va investir. Elle commence à se faufiler au XVIIIe siècle, encore timide et bourgeoise, sous la forme par exemple d’un poulet à la « giblote », préparé avec un mouillement de vin blanc et de bouillon, réduit jusqu’à une courte sauce (Menon, Cuisinière bourgeoise). Au XIXe siècle, elle étend son champ d’application au lapin, à tout gibier et au poisson. Elle célèbre même l’improbable mariage du lapin et de l’anguille, comme l’avaient célébré les vieux civets d’avant (Audot, La Cuisinière).
Si elle prend si vite et si bien la place laissée vacante par le civet, c’est qu’elle se prépare en tout point comme lui et qu’elle ne s’en distingue que dans la dernière séquence, en ayant recours au vin blanc au lieu de la note acide et noire obtenue par le mélange de vin rouge, de vinaigre et de verjus. Avec les oignons et bientôt une garniture de pommes de terre, elle a une allure franchement populaire. Ajoutons qu’elle emploie le vin blanc, un vin devant lequel tous les bons buveurs font la fine bouche. Grâce à elle, le vin blanc qui ne se boit pas ou peu, se mange.
Avec la gibelotte, on entre dans la cuisine du vin qu’on peut juger, au choix, très ancienne ou très nouvelle. C’est une cuisine de tradition qui prolonge le goût médiéval des sauces acides. C’est une cuisine nouvelle parce qu’elle utilise du vin, à l’exclusion des mélanges à base de verjus et de vinaigre. Prise dans cette tension entre le vieux et le neuf, on ne peut assigner à la gibelotte une date d’émergence précise, pas plus qu’un lieu bien précis. En revanche, en ville elle est visible dans un lieu où le petit vin blanc acide coule à flots et où le peuple apprend à boire tout en mangeant. C’est le cabaret ou la taverne du centre ancien, où encore la guinguette hors les murs, plus tard la taverne des faubourgs. Il peut paraître singulier de mentionner de tels établissements comme des lieux d’initiation culturelle. C’est pourtant le rôle qu’ils ont joué, du moins pour la cuisine du vin. Dire qu’il est éducatif est peut-être exagéré, car le cabaretier proclame à cor et à cri qu’il ne fait que suivre les goûts de sa clientèle et qu’il a adapté son offre au goût dominant. Et ce goût dominant, ô surprise chez des gens qu’on dit soumis à une monotonie lassante, c’est un goût uniforme.
Chez le tavernier, on réclame son vin habituel, de la même « boîte » que celui qu’on boit d’ordinaire. Aussi les taverniers débitant beaucoup ont-ils passé contrat avec le menuisier le plus proche et les gros copeaux sortant de la varlope finissent dans leurs caves. Ils en emplissent les futailles puis transvasent le vin, dans le but de « fournir toujours aux acheteurs du vin de même goût ou boîte […] ; l’usage de ces Rapez n’est à d’autres fins que pour entretenir toujours leurs chalans d’une même boîte pour le rendre tout d’un goût, même si [ils sont] de diverses provenances (Bonnefons, Délices de la campagne). »
Va-t-il boire seulement au cabaret ? L’artisan du XVIIIe siècle exige un vin standardisé. Va-t-il manger en même temps qu’il boit ? Alors il aime à reconnaître dans la gibelotte qu’on lui sert le goût qu’il avait trouvé le dimanche précédent « et qui lui avait laissé, pour toute la semaine, un si bon souvenir (Perdigier, Agricol, Mémoires d’un compagnon, 1852). » Pour les générations romantiques, la gibelotte est comme un de ces fleurons de la cuisine, familiale tout autant qu’un plat de cabaret. Elle devient le plat emblématique de la concierge, en concurrence avec le haricot, sans doute parce que la concierge, consignée à la porte de la cuisine, a tout loisir de surveiller le long mijotage. »
Morceau choisi par Blandine Vié