Un saucisson doit être l’âme d’un cochon heureux !
« Le père prieur de l’abbaye de *** a le doux regard indulgent des gourmands raffinés. Ah ! que j’ai de considération pour cet homme !
— Et pour son jambon, dis-je.
— Quel jambon ! Et quels saucissons ! Séchés au plafond d’une cuisine voûtée où la fraîcheur se maintient égale toute l’année. Pas de chauffage central, peu d’humidité. Leur saucisson, d’un gris à peine rosé, devient sec et noueux comme un cep de vigne. À la coupe, l’air de la montagne vous saute au nez. Ce saucisson est vraiment ce qu’un saucisson doit être : l’âme d’un cochon heureux.
— Je veux ce saucisson ! crie M. de New York, qui est un peu sourd.
— Je reconnais tout de suite un saucisson de cochon heureux et d’homme tranquille, poursuit Alain.
Robert l’interrompt :
— Une femme a trop de nerfs pour faire du bon saucisson. Un dicton paysan le prétend.
— Il dit vrai, assure Alain. La chair à saucisson ne doit jamais s’échauffer pendant le travail. Il faut qu’elle soit coupée menu, bien débarrassée des tendons et des nerfs et ensuite brassée à bras jusqu’à se détacher d’un seul bloc de la table de bois. Les saucissons dont la chair a été brassée à la machine en vitesse ne valent à peu près rien. Pas plus que les pains dont la pâte a été mécaniquement pétrie à la six-quatre-deux. Autant dire que presque tous les saucissons vendus dans le commerce sont médiocres ou mauvais. Moi, je peux pas y manger. Mais faire du vrai saucisson, c’est dur, c’est long. Il faut du muscle de bon ouvrier charcutier en bonne santé et d’humeur sereine. Quand M’sieur Jean vient travailler à Mionnay pour me préparer ma Saint-Cochon, je ne me lasse pas de le regarder faire.
— Ça serait quand, votre Saint-Cochon ? interroge M. de New York. Je viens, je viens !
— Vous avez raison, dit Alain. Il faut en profiter. Je ne sais pas qui me la préparera quand M’sieur Jean aura pris sa retraite ? Un ouvrier charcutier de ce talent, j’en vois pas un autre à l’horizon. Pas de jeune en vue pour prendre sa relève.
— Gabriel ? proposé-je.
— Cousin gabriel n’est pas tellement plus jeune que Jean. Non; j’essaierai de trouver un frère convers. Faire du saucisson, quelle belle tâche pour un moine ! Le moine charcutier de l’abbaye de *** a du muscle, la santé solide et l’humeur égale : il réussit son sucisson. Il doit même ajouter dans sa chair quelques prières à Saint-Antoine, ce qui ne peut pas faire de mal, car il y a des impondérables dans la réussite d’un saucisson. Gabriel observe la lune avant de tuer son cochon. Et jamais il ne se mettrait devant la table de bois avec la fièvre ou la colère dans le corps. Le saucisson d’un mal portant ou d’un nerveux vaut ce qu’il vaut et tu le balances avant six mois. Je dis qu’il y a une once de magie dans un saucisson parfait. Dans celui des moines de ***, mon nez fouineur flaire de la spiritualité mêlée aux parfums du père herboriste et à la glandée qu’a mangée le cochon.
— Aâââ…, soupire M. de New York. Vous parlez de ce saucisson comme d’une symphonie…
Robert rigole que le banquier n’aura plus faim en arrivant chez la Murielle : il se sera bourré par les oreilles et les yeux. Pour l’instant, il n’en peut plus : le désir lui a coupé la voix. Il a l’âme noyée et les yeux flottants d’un promeneur en terre promise. D’autant plus que le Montagnieu de la Marinette et l’aligoté de Sabin lui ont encore embelli les couleurs de la cocagne. M. de New York vit un rêve de dépliant touristique : « In France, meet the true French » ; en France, rencontrez les vrais Français. Il tient déjà les vrais cochons — quel début ! »
Un peu de bla-bla
• Ce texte est tiré de « Croque-en-bouche » de Fanny Deschamps, publié en 1976 chez Albin Michel.
• Le Alain dont il est question dans le texte est évidemment Alain Chapel, qui était le neveu de Fanny Deschamps.
• Si vous voulez en savoir plus sur le « Jésus de Lyon », c’est là : http://gretagarbure.com/2013/12/25/notre-calendrier-de-lavent-26/