Sens et contresens du mot
g a s t r o n o m i e
ǝ ı ɯ o u o ɹ ʇ s ɐ ƃ
Diou biban, que ça m’énerve !
Que ça m’énerve d’entendre le mot gastronomie employé sans discernement.
Déjà que c’est un mot pas très beau, mais en plus il est employé à tort et à travers.
Il est source de nombreuses confusions car il a une connotation luxueuse qui ne correspond qu’à une partie de ce qu’il recouvre réellement. Ainsi, beaucoup de gens pensent — même des professionnels tels que des chefs ou des journalistes et des auteurs spécialisés dans ce domaine — que la gastronomie, c’est la cuisine des restaurants étoilés. Mais, de fait, son champ est beaucoup plus large. En effet, la définition littérale du mot gastronomie, c’est avant tout… « l’art du bien manger ». Et la particularité de la France, c’est justement que plusieurs types de cuisines coexistent : haute cuisine de la grande restauration, certes, mais aussi cuisines régionales, cuisine paysanne, cuisine populaire, cuisine bourgeoise, cuisine canaille, cuisine de bistrot, cuisine de tradition orale (cuisine de grand-mère), cuisines étrangères adoptées au fur et à mesure des flux d’immigrations (cuisines italienne, espagnole, portugaise, pied-noir, maghrébine, asiatique, indienne).
A contrario, le mot cuisine a parfois une connotation rustique péjorative alors que la cuisine — littéralement, l’art de cuire — a été le début de la civilisation, lorsque l’homme a inventé le feu.
Mais par-delà cette diversité culinaire, la gastronomie française, c’est aussi un certain nombre de rituels : l’apéro, les repas de famille des beaux dimanches, les repas de copains « à la bonne franquette », les casse-croûtes de type mâchon, le goûter, les fêtes calendaires, le pique-nique, les guinguettes… et tant d’autres.
Sans oublier les deux piliers de la gastronomie française que sont le vin et le fromage, presque cultuels.
C’est cet ensemble de traditions patrimoniales et de rituels conviviaux qui a provoqué, le 16 novembre 2010, l’inscription du repas gastronomique des Français sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, par l’Unesco. Dans le but de protéger les cultures et traditions populaires. L’Unesco note d’ailleurs que « cette gastronomie relève d’une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie ». Car la cuisine — et donc la gastronomie — c’est avant tout de la culture !
La France a une réputation culinaire historique. Au Moyen-Âge, les épices étaient enfermées dans des coffres-forts à l’instar des métaux précieux. Au XVIe siècle, les banquets rabelaisiens n’avaient rien à envier à ceux de l’Antiquité.
Quand le peuple se nourrissait de brouets et craignait les famines, il y a toujours eu, paradoxalement, une « haute cuisine de cour » qui a donné à la cuisine française une image mythique et emblématique, même si souvent due à des étrangers comme Catherine de Médicis (à qui on doit l’usage de la fourchette, l’introduction en France de nombreux légumes, des glaces, etc.) ou Marie Leczinska (à qui on est redevable du baba au rhum, de toutes les appellations « à la reine », à commencer par les bouchées, etc.).
Olivier de Serres à qui l’on doit la poule-au-pot dominicale d’Henri IV, Louis XIV avec ses potagers expérimentaux, et beaucoup d’autres monarques ont aussi œuvré pour l’image de la gastronomie française. Du reste, des cuisiniers comme Tirel, La Varenne, Vatel, Carême sont passés à la postérité alors même que cette cuisine de cour était presque confidentielle.
La gastronomie a évidemment évolué au cours des siècles en fonction des changements sociaux et politiques de la France. Ainsi, c’est au XIXe siècle qu’apparurent les restaurants et les bistrots. Et au XXe qu’un certain Escoffier codifia les règles et les bases de la cuisine française.
Depuis, plusieurs révolutions culinaires ont eu lieu : la nouvelle cuisine dans les années soixante-dix, l’introduction des cuisines exotiques (dont on rapportait des recettes dans ses bagages) grâce au développement des tours-opérateurs, l’importation et la prolifération des fast food, la cuisine dite moléculaire (qui reste une expérience marginale).
Quant à l’image de la cuisine française à l’étranger, on peut dire que Bocuse fut le premier à l’exporter, et qu’une quarantaine d’années plus tard, un trophée comme le Bocuse d’Or est une récompense enviée par tous les cuisiniers de la planète. Cette exportation a eu pour effet de stimuler une cuisine d’émulation dans les autres pays qui, désormais, revendiquent eux aussi une aptitude à la haute cuisine.
La France garde à l’étranger l’image fascinante d’une gastronomie qui a inspiré toutes les autres — surtout en restauration — un peu comme une mère nourricière, mais cette image n’a de cesse d’être bousculée par des chefs étrangers iconoclastes qui souhaitent être calife à la place du calife.
Ce fut le cas pour l’espagnol Ferran Adria (restaurant El Bulli en Catalogne), qui fut le temps d’une décennie ou deux le chantre de la cuisine moléculaire. Et c’est vrai depuis 3-4 ans pour quelques chefs des pays nordiques qui raflent tous les prix de tous les concours internationaux à cause d’une technicité exemplaire, mais dont la cuisine manque pourtant cruellement de fantaisie et d’émotion.
Il est en tout cas patent que la guerre froide de la cuisine se joue aujourd’hui selon un axe Nord- Sud.
Le grand changement qui a suscité tous les courants, tendances et modes de ces dernières années, c’est sans doute que la cuisine est devenue un loisir, et non plus seulement le besoin de nourrir sa famille.
Se sont ainsi succédés divers engouements culinaires : les verrines, les cuillères chinoises, les macarons, les sushis (et autres makis), le sucré-salé, les tapas, les mini-cocottes, les apéros dînatoires, la finger food, les cupcakes, etc. Courants relayés à grands coups de livres, d’ateliers cuisines, de blogs et d’émissions télé, de manifestations telles que la semaine du goût, la fête de la gastronomie, le co-lunching, etc.
C’est parfois du n’importe quoi, mais c’est ludique. Et en fin de compte, c’est plutôt un signe de bonne santé. Même si le bon sens ne préside pas toujours à ces initiatives. Il est certain que le fast food a modifié la perception des jeunes générations.
Par réaction, le mouvement « Slow Food » a essayé de redonner du sens et des valeurs à ce qui n’est qu’une forme de consommation inattentive et stakhanoviste.
Concomitamment, la « fusion food » a brouillé les pistes en n’hésitant pas à détourner des recettes de manière très irrévérencieuse. Sont alors apparus les sushis au foie gras, les nems au chocolat et autres bizarreries culinaires dont certaines pourraient passer pour des aberrations.
Actuellement, c’est la « street food » et les « food trucks » — cuisine populaire, donc — qui a le vent en poupe.
Et côté restauration, c’est la « bistronomie » qui a la faveur du public. Il faut dire que c’est une tendance qui réconcilie cuisine et gastronomie de haut niveau. En fait, c’est plutôt un état d’esprit, une attitude, une nouvelle approche de certains chefs de la génération des années 1990 qui rejettent les ors et le style pompeux sinon pompier de la grande restauration, dont certains sont pourtant issus. Ils prônent le retour à des valeurs plus simples, plus réelles, et surtout plus abordables. Le bistrot est dans le décor et l’ambiance, la gastronomie est dans l’assiette, et les prix sont entre les deux. Leur technique et leur talent s’expriment dans une relecture des classiques de la cuisine bistrot sans en garder les clichés. L’esprit et les plats sont canailles, mais la version proposée en est moderne avec une exigence sur la qualité des produits et la proximité des producteurs.
Comme déjà expliqué précédemment, littéralement, la gastronomie, c’est l’art du bien manger et non le fait de manger des produits de luxe. La cuisine proposée dans les étoilés n’étant qu’une des facettes de la gastronomie stricto sensu. En soi, elle n’a donc pas besoin d’être démocratisée. Et heureusement, sinon, effectivement, elle serait inaccessible à beaucoup. Or, le plus important n’est pas d’avoir un pouvoir d’achat qui permette de s’offrir des 3 étoiles et de manger du caviar tous les jours, mais de perpétuer ou d’instaurer des rituels personnels en fonction de sa propre histoire.
Rituels calendaires par exemple : traditions de la galette des Rois, des crêpes de la Chandeleur, des beignets de Mardi-Gras et de la Mi-Carême, repas de Pâques et de Noël.
Rituels familiaux aussi : gâteaux d’anniversaire, repas de famille du dimanche où l’on met « les petits plats dans les grands », recettes faites spécialement pour (ou par) les enfants le mercredi.
Rituels culturels encore, qui font de la gastronomie « une pratique sociale coutumière » : rituel de mettre la table, de la succession des plats (entrée, plat de résistance, dessert), de choisir des vins pour accompagner les mets, d’écrire un menu.
Chacun a ses propres codes gastronomiques, ancrés depuis des générations (transmission par la mère et la grand-mère)… ou réinventés.
Chaque famille est détentrice de « ses » recettes, souvent consignées dans un cahier : le gâteau de riz de Mémé Jeanne, la blanquette de veau , le pot-au-feu, le bœuf bourguignon, le moelleux au chocolat, et mille autres, recettes également données par les amies, les voisines, les collègues de bureau, recettes découpées dans les magazines ou rapportées de vacances.
Cette transmission du gynécée à laquelle tant de chefs font référence (pour une majorité, c’est leur mère ou leur grand-mère qui leur a donné envie de devenir cuisiniers) a connu une rupture avec 1968 et l’avènement du féminisme, les femmes estimant alors avoir mieux à faire que la cuisine. Il en est résulté une perte des repères qui a provoqué un éclatement des comportements culinaires. Mais la plupart de temps, ils ont fini par être remplacés par d’autres, apparus au fil des modes : brunch du dimanche, barbecue l’été, pasta party, plateau-télé, repas tout fromage, etc.
Cela dit, il est toujours possible de manger mieux. Deux vrais œufs de ferme avec une tranche de bon jambon de pays peuvent être un festin de roi. Alors que deux œufs de batterie avec deux tranches de jambon blanc multi-traité ne seront qu’une piètre nourriture.
Déjà, le fait de cuisiner — et non de se contenter de produits industriels saturés en sel, en sucre et en matières grasses bas de gamme, sans même parler des conservateurs, colorants et autres exhausteurs de goût (ni des emballages chers et polluants) —, c’est la meilleure manière de développer et d’affiner son goût en accédant ainsi à une gastronomie qualitative.
Il est intéressant aussi de noter que beaucoup de produits autrefois « pauvres » ont subi une inversion au fil du temps et sont devenus des produits chers. Il en est ainsi de la morue, plat pauvre devenu plat de luxe. Quant aux « légumes oubliés » qui fleurissent aujourd’hui sur toutes les cartes de restaurateurs, ils ont longtemps été délaissés !
Bref, il vaudrait mieux parler d’éducation que de démocratisation.
Le goût de manger des choses qui peuvent être simples, mais authentiques.
Le goût du fait maison qui ne requiert pas toujours plus de temps que de réchauffer du surgelé.
Le goût de la convivialité aussi. Manger, ça se partage. En famille, entre amis.
C’est un lien très fort qui rappelle le lien nourricier entre la mère et l’enfant. C’est un acte qui maintient en vie.
Diou biban, c’est un acte essentiel !
luna
16 septembre 2013 @ 8 h 49 min
Tout cela est vrai, sauf une chose: le vin et le fromage ne sont pas presque cultuels, ils sont à fond culturels.
gretagarbure
16 septembre 2013 @ 9 h 05 min
L’un n’empêche pas l’autre !
Paule
16 septembre 2013 @ 9 h 11 min
Sur ce sujet, il y a un livre passionnant : « Plats du jour » de Bénédict Beaugé, qui est sorti il y a quelques mois.
gretagarbure
16 septembre 2013 @ 9 h 15 min
Tout ce qu’écrit Bénédict est toujours passionnant !
luna
16 septembre 2013 @ 9 h 15 min
Bien sûr.
Un p’tit goût de revenez-y ! |
3 novembre 2014 @ 5 h 01 min
[…] http://gretagarbure.com/2013/09/16/la-chronique-de-greta-garbure-26/ […]
Déjeuners de presse |
4 novembre 2014 @ 5 h 03 min
[…] http://gretagarbure.com/2013/09/16/la-chronique-de-greta-garbure-26/ […]
P’tit billet d’humeur |
10 juin 2015 @ 6 h 08 min
[…] » est un mot souvent dévoyé. Car, littéralement, comme nous l’expliquions ici : http://gretagarbure.com/2013/09/16/la-chronique-de-greta-garbure-26/, la gastronomie, c’est l’art du bien manger et non le fait de manger des produits de luxe. […]
Le coin du donneur de leçons |
24 août 2015 @ 6 h 02 min
[…] Pour le sens du mot gastronomie, c’est là : http://gretagarbure.com/2013/09/16/la-chronique-de-greta-garbure-26/ […]
Piège à cons…ommateurs ! |
30 décembre 2015 @ 7 h 01 min
[…] J’avoue ne plus comprendre le paradoxe ambiant en ce qui concerne ce qu’on appelle communément la gastronomie. Mot qui est d’ailleurs souvent employé à contresens, comme nous vous l’expliquions ici : http://gretagarbure.com/2013/09/16/la-chronique-de-greta-garbure-26/ […]
La chronique de Greta Garbure |
5 septembre 2016 @ 6 h 01 min
[…] Nous militons également pour que cesse la confusion entre les termes « cuisine » et « gastronomie » comme si l’un d’eux était plus prestigieux que l’autre, ce qui est un contresens, comme nous vous l’expliquons là : https://gretagarbure.com/2013/09/16/la-chronique-de-greta-garbure-26/ […]