Pour une inscription des bistrots et des terrasses en tant qu’Art de Vivre parisien au patrimoine de l’Unesco !
Il est indéniable que les bistrots parisiens apportent à la capitale un cachet qui n’échappe ni aux autochtones ni aux touristes, ni même, de manière fantasmatique, aux écrivains ou aux réalisateurs cinématographiques, qu’ils soient Français ou étrangers.
De fait, comment ne pas imaginer Jean Carmet se régalant d’un bourgueil gouleyant dans un bistrot bretonnant jouxtant la gare Montparnasse pour étancher une soif toujours plus inextinguible, Georges Simenon déguster des vins de comptoir au verre au hasard de ses balades-repérages, Marcel Proust rencogné dans un bistrot haussmannien feutré en train de siroter un blanc moelleux presque madérisé et de grignoter furtivement quelques madeleines, Patrick Modiano arpentant les rues de la capitale et s’arrêtant dans des bistrots à l’ancienne avec un sol au carrelage à damier noir et blanc et un comptoir en zinc pour s’y rafraîchir de petits vins de pays de derrière les fagots ? Car le bistrot fait partie de notre mythologie et suscite notre imaginaire.
Mais par-delà cette fantasmagorie qui nous ramène à nos lectures, souvent adolescentes, des bistrots balzaciens de la Comédie Humaine qu’Étienne Lousteau et sa bande de journalistes fréquentent assidûment en refaisant le monde et en complotant des stratégies de survie aux bistrots zoliens où l’on noie sa peine dans l’alcool, le bistrot — le vrai bistrot de quartier a une identité et une âme !
Le bistrot de quartier, lieu vivant témoin de son temps
Plus prosaïquement, le bistrot est un lieu de vie fédérateur qui brasse des gens venant d’horizons différents dans un même quartier. On vient y boire un petit noir, un noisette ou un grand crème au comptoir le matin avant d’aller au boulot, on lit le journal et on discute avec ses voisins de la pluie et du beau temps. Plus tard dans la matinée, des habitués viennent boire un verre de blanc, sancerre ou muscadet, ou bien « une côte », histoire de se décaper le gosier. Certains le font de manière solitaire, d’autres en discutant « le bout de gras », d’autres encore en débitant des réflexions dont certaines deviendront des « brèves de comptoir » dignes des plus grands humoristes. Car la fonction même du bistrot, c’est la mixité, le partage, le brassage culturel. Comme le dit Alain Fontaine, président de l’Association, le bistrot est un effaceur ethnique, un effaceur confessionnal et un effaceur social. Tout le monde peut s’y sentir bien, qu’on reste dans son coin ou que l’on converse avec ses voisins.
Il y a aussi les étudiants qui viennent se réfugier entre deux cours en planchant sur leurs livres et leurs cahiers, un café sur un coin de la table ou ceux qui sèchent carrément, en binôme ou en groupe et qui se fabriquent des souvenirs pour quand ils n’auront plus vingt ans. Quelques vieux et vieilles du quartier viennent aussi y oublier leur solitude, le temps de se réchauffer le corps et le cœur.
Et puis vient l’heure des sandwichs qui fleurent bon le pâté et le saucisson de pays, les rillettes et le croque-monsieur et souvent quelques plats du jour de cuisine familiale, les mêmes revenant rituellement sur le devant de la scène — blanquette de veau, bœuf bourguignon, petit salé aux lentilles, poulet à la crème, steak au poivre, steak tartare, magret de canard — encadrés par d’immuables hors d’œuvre pour commencer (œufs durs mayonnaise, terrine du chef, crudités, harengs fumés, poireaux vinaigrette) et des desserts tout aussi invariables (tarte du jour, crème caramel, mousse au chocolat, œufs à la neige, riz au lait) pour terminer. Les travailleurs du quartier — ouvriers ou cols blancs — y ont leurs habitudes voire leurs ronds de serviettes. On peut encore y boire un verre de vin, un demi-pression ou y prendre l’apéritif le soir après le travail.
Le bistrot traditionnel fait donc complètement partie de la vie d’un quartier, et ce dès le petit matin pour que les travailleurs de l’aube aient le temps de boire un p’tit noir avant de commencer leur journée. C’est un endroit où l’on se croise, où l’on vient se réconforter, prendre les nouvelles du jour, celles du journal qui est sur le comptoir mais aussi celles du voisinage. Un microcosme, une société en miniature dont on fait partie. C’est aussi un modèle économique dont la gestion est souvent familiale, tout comme la cuisine. Donc, quoi de plus naturel que de l’inscrire au patrimoine de l’Unesco ?
Jacques Weber s’investit pour la cause des bistrots
Comédien que l’on ne présente plus, Jacques Weber — qui boit son café tous les matins au bistrot de son quartier — aime l’ambiance des bistrots et leur intimité. Pour défendre le projet, il a donc (avec le concours de son épouse) relu et compilé les grands textes de Victor Hugo pour en tirer la substantifique moelle et nous concocter un récit fantaisiste qui conjugue vérités historiques et peintures de mœurs, non sans malice. Cette pièce qui s’appelle « Hugo au bistrot » est à la fois drôle et engagée, pour tout dire irrévérencieuse, n’hésitant pas à faire quelques pieds de nez à l’actualité.
L’originalité est bien sûr de la jouer dans des bistrots avec un public qui tourne autour de 40 personnes, en toute proximité. Ceux qui veulent peuvent rester dîner après. Jouée en avril à la Scène Thélème, puis en mai dans quelques bistrots parisiens (La Bonne Franquette, Le Mesturet), elle fera l’objet en septembre d’une nouvelle tournée dans vingt bistrots parisiens (un par arrondissement) afin d’accompagner physiquement et concrètement le projet pour « l’inscription au patrimoine immatériel de l’Unesco de la tradition et de l’art de vivre des bistrots et terrasses de Paris », septembre étant la date à laquelle le dossier sera officiellement déposé au Ministère de la Culture.
Pour en savoir plus et pour adhérer à l’association (3 €) : www.bistrotsetterrassesdeparis.org
Pour un contact direct : bistrotsetterrasses@gmail.com
Bistro ou bistrot ?
En vérité, on ne connaît pas trop l’origine de ce mot apparu au XIXe siècle. D’aucuns disent qu’en 1814, les Cosaques stationnés à Paris étaient à cheval et que lorsqu’ils avaient soif, il s’arrêtaient devant ces établissements et hélaient le cafetier par ce mot «bistro» qui signifie «vite» en russe. Mais rien n’est moins sûr.
Le mot poitevin «bistraud» qui a signifié « marchand de vins » pourrait bien, lui aussi, être à l’origine du mot bistrot. Mais cela reste sans certitude.
Blandine Vié