Les marchés de mon enfance
Je me souviens du ventre de Paris, la nuit. Grouillant, bruyant, odorant, dégoulinant de victuailles. Si sexuel en fait. C’était rituel. Une fois par an, la semaine de Noël, ma mère m’emmenait aux Halles pour faire les courses du réveillon. J’aimais ça. Même, comme par une étrange fascination, ce qui me faisait peur ou me dégoûtait : le sang dans les caniveaux, les têtes coupées, les gros crochets en fer, les odeurs douceâtres de triperie, les carcasses portées à dos d’homme. Et cette promiscuité surtout : la force des hommes, la gouaille des femmes, cette vie intestine si chaude dans le froid du petit matin. Et puis, la virée finie, les paniers remplis, la soupe à l’oignon gratinée dans son bol en grès qui me tenait lieu de petit déjeuner.
Je me souviens aussi du marché de l’avenue de Saint-Ouen. Les petites voitures à bras des “marchandes de quatre saisons”. Quel joli nom ! En bas de l’avenue, il y avait une poissonnerie. Ah ! l’anguille tronçonnée qui bougeait encore dans le filet à provisions que Maman me faisait porter. Sur le trottoir d’en face, il y avait une graineterie où elle achetait les légumes secs et la semoule en vrac. L’odeur de la semoule de maïs est encore dans mes narines, comme une ivresse.
À l’époque, il y avait des statues en saindoux dans la vitrine des charcutiers. Pas le saindoux centrifugé à goût de paraffine d’aujourd’hui. Non, un saindoux soyeux, balsamique. Ma mère nous en faisait parfois des tartines au goûter, poudrées de sel et de poivre gris Aussage (dans son étui triangulaire). J’adorais ça.
Enfin, je me souviens des deux épiceries de la rue des Épinettes où nous habitions et où je faisais les commissions au quotidien. Chez “Boulard”, un petit monsieur qui portait une blouse grise et un crayon sur l’oreille. Et aussi chez “la grosse”, un peu plus haut, où on n’achetait que “les patates” et le vin blanc « Baptistin Caracous”.
La cuisine, c’est d’abord le marché, les courses, les commissions.
Les marchés de mon enfance m’ont fascinée avant de me façonner. Comme un parcours initiatique.
J’avais douze ans quand on a déménagé. Et ça n’a plus jamais été pareil.