Le Roman de la Morue – Première Partie
En 2001, j’ai publié chez Jean-Paul Rocher « La Morue entre sel et mer », en hommage à ce poisson mythique et culturel que j’apprécie particulièrement car il est non seulement polymorphe et savoureux mais aussi parce qu’il raconte plein d’histoires d’hommes — les pêcheurs du « grand métier » — qu’il s’agisse des Basques, des Bretons ou des Normands partis sur les mers d’Europe du Nord jusqu’à Terre-Neuve. Je me suis aussi intéressée aux mœurs de la grande famille des Gadidés qui a nourri de nombreux peuples pendant des siècles. Et comme je suis une amoureuse des mots, il y a aussi deux lexiques : « Les mots de la morue » et un « Glossaire familier des termes de pêche courants chez les morutiers ». Côté cuisine, une centaine de recettes — les travaux pratiques et ludiques — complète cet ouvrage, préfacé par Paul Bocuse.
Malheureusement, ce livre est épuisé et, depuis la disparition de Jean-Paul Rocher, la maison d’édition n’existe plus.
Et d’ailleurs, si un éditeur voulait reprendre le flambeau, je suis tout ouïe, ce qui, convenez-en, convient admirablement pour un poisson.
Toujours est-il, comme le printemps est une excellente période pour la morue — ah ! un grand aïoli de morue aux petits légumes nouveaux ! —, j’ai envie de vous en offrir quelques extraits pour « presque » tout savoir sur ce poisson emblématique.
• Aujourd’hui (roman de la morue 1), je vais vous parler du cabillaud, c’est-à-dire la morue fraîche.
• Demain (roman de la morue 2), je vous parlerai des autres poissons de la même famille qui peuvent être traités de la même façon, ainsi que des faux-frères (fausses morues).
• Et mardi (roman de la morue 3), je vous dévoilerai toutes les déclinaisons de morues que l’on trouve sur les étals des marchés.
• Enfin, vers la fin de la semaine, dans notre rubrique « Plats mythiques », je vous raconterai la brandade de morue par le menu !
La morue, c’est quoi ?
S’il faut en croire les puristes… on ne pêche pas de la morue… mais du cabillaud ! En effet, la morue n’est pas un poisson frais, mais un poisson transformé, qui peut avoir été seulement salé, voire salé et séché. Mais pas n’importe quel poisson ! Car selon la législation française, seul le cabillaud est habilité à devenir morue !
Toutefois, dans la pratique, cela se complique un peu… car la France est le seul pays à opérer une distinction si rigoureuse entre cabillaud et morue, même au niveau du langage ! Cette distinction est au demeurant étrangère aux scientifiques, pour qui le cabillaud a d’abord été référencé en tant que gadus morhua, nom attribué par Linné en 1758, puis comme morue commune (gadus vulgaris, Fleming, 1828 ; ou gadus morhua morhua, Svetovidov, 1948). La dénomination morue fraîche est également admise quoique sujette à confusion ! Comme l’écrivaient non sans humour Robert-Robert et Gaston Derys dans leur Dictionnaire de gastronomie joviale (paru en 1930), le cabillaud, c’est le pseudonyme de la morue fraîche ! Quant aux pêcheurs… leur nom de morutiers atteste bien qu’ils étaient d’abord et avant tout des pêcheurs de morue ! D’ailleurs, si l’on s’en tenait seulement à la rébarbative législation — au demeurant nécessaire, il va sans dire — plutôt qu’aux habitudes culturelles, l’huile de foie de morue usurperait donc son nom… puisqu’elle n’est évidemment que de l’huile de foie de cabillaud… et que point n’est besoin de saler préalablement ce poisson pour tirer de l’huile de son foie !
Ce qui complique encore l’affaire c’est que, d’une part, il existe plusieurs variétés de cabillauds (en fonction des lieux de pêche et des saisons) et que, d’autre part, d’autres Gadidés (famille dont fait partie le cabillaud) peuvent être susceptibles d’être traités comme de la morue sous certaines conditions — même en France, où cela se pratique sur différents sites (Jonzac, Bègles) — pourvu qu’ils soient commercialisés sous leurs véritables appellations et que figure en tout cas le terme Gadidés (je vous parlerai des faux frères demain), le vocable morue étant dans ce cas illicite en France… mais communément toléré dans d’autres pays (donc à l’exportation), même dans les Dom-Tom, comme par exemple aux Antilles… où il est d’usage d’employer le terme de morue (au niveau du langage en tout cas) quand bien même il s’agit en fait de “morue-colin”, de “morue-lingue”, de “morue-brosme”, etc. termes entretenant eux-mêmes un certain flou artistique et qui, même s’ils figurent théoriquement sur les étiquettes… ne font guère partie du vocabulaire quotidien de la ménagère qui fait son marché et qui achète “un morceau de morue pour mettre dans la soupe” !
Enfin, le cabillaud se consomme également séché mais non salé et, bien que dans ce cas, il ne doive pas s’appeler non plus morue… mais stockfish, dans la pratique on le classe bien évidemment quand même avec les morues, notamment dans les livres de cuisine !
LE CABILLAUD (gadus morhua, Linné, 1758) ou morue commune
La vraie morue… c’est lui ! Scientifiquement, on peut aussi l’appeler morue commune. L’appellation morue fraîche est également admise légalement… mais pas morue tout court, puisque pour devenir morue… le cabillaud doit avoir été obligatoirement salé !
Le cabillaud est le plus important des poissons comestibles de l’Europe du Nord d’un point de vue économique… et ce depuis toujours ! Au Moyen-Age, cette importance était vraiment considérable car ce poisson étant bon marché, facile à sécher, à saler et à fumer, et supportant le transport sans inconvénient majeur, de ce fait, il pénétrait au fin fond des campagnes et permettait ainsi aux villages les plus reculés de respecter les jours maigres imposés par l’Église. C’est aussi le poisson le plus connu de sa famille qui est une très grande famille puisqu’elle comprend environ soixante espèces : les Gadidés.
Ce qui explique sans doute les nombreuses confusions faites à son sujet… puisque même les dictionnaires se trompent ! Ainsi par exemple, Le Petit Larousse en couleurs (édition 1980) indique : « Cabillaud ou cabillau n. m. (néerl. kabeljau). Nom usuel de l’églefin (appliqué aussi, dans le commerce, à la morue fraîche). » Ah non ! C’est l’ânon le nom usuel de l’églefin… même s’il fait également partie de la famille des Gadidés et que les pêcheurs d’antan le salaient aussi ! Ils ne le confondaient pas pour autant avec le cabillaud et le surnommaient bourrique ou bourricot. Sa valeur marchande était moindre que celle de la morue… mais toutefois supérieure à celle du faux poisson, poisson rapporté par les lignes ou le chalut et susceptible d’être également salé. Aujourd’hui, l’églefin n’est pratiquement plus salé (sauf par les Norvégiens), mais surtout congelé. Il est aussi fumé, notamment par les Anglais… et devient alors haddock ! Certes, dans des éditions postérieures (Le Petit Larousse illustré, édition 1997 par exemple), cette définition est nuancée — encore qu’il soit toujours stipulé que ce nom soit parfois donné à l’églefin… ce qui est erroné ! — mais la vocation d’un dictionnaire étant d’être intemporel, ce genre d’erreurs en induit hélas la répétition pendant des années
Portrait
C’est un poisson osseux qui a une grosse tête à la bouche largement fendue, et dont le corps a la forme d’un fuseau. Pourvu de nageoires aux rayons flexibles dépourvus d’aiguillons (trois nageoires dorsales distinctes dont la première est triangulaire, deux nageoires anales, et une nageoire caudale), il possède également un barbillon sensoriel sous la mandibule, des branchies pectinées et une vessie natatoire close. La mâchoire supérieure est la plus longue. Son ventre est blanchâtre avec une ligne latérale blanche, mais sa couleur dorsale varie du gris au vert olive moucheté de jaune, par mimétisme selon les fonds où il évolue. Il possède des écailles toutes petites et cycloïdes (en réalité elles sont insignifiantes, il s’agit plus d’un dessin d’écailles que d’écailles réelles). Il mesure entre 50 cm et 1,80 m (en moyenne 50 à 90 cm), et pèse de 2 à 25 kilos, mais il peut arriver que certains spécimens soient encore plus gros (morues baleines).
Mœurs
Le cabillaud évolue dans des eaux aux températures basses, comprises entre 4 °C et 8 °C, raison pour laquelle on le trouve essentiellement dans les mers nordiques, tant européennes qu’américaines, entre le 50° et le 67° degré de latitude nord (Atlantique Nord principalement : du Groenland, du Spitzberg, et du nord de la Norvège au nord, au golfe de Gascogne, où il est rare, au sud), généralement entre 150 à 200 m de profondeur (jusqu’à 600 m).
Le cabillaud de variété gadus morhua vit dans l’Atlantique Nord, mais en fait, il en existe plusieurs races. Elles ont pu être identifiées parce que les individus qui les composent présentent des différences dans leurs caractères morphologiques (nombre de vertèbres ou de rayons aux nageoires), physiologiques (croissance en taille et en poids, migrations, période de reproduction), ou encore génétiques (composition du sang, et des protéines des muscles). Ainsi, a-t-on réussi à dénombrer vingt-cinq races principales dans l’Atlantique Nord, dont quatorze pour l’Europe, qui sont : les cabillauds (morues communes) d’Islande, de l’Arctique nord-est, du plateau des Féroé (archipel danois au nord de l’Écosse), du banc Féroé, de l’ouest de l’Écosse, du golfe de Moray (nord-est de l’Écosse), de Flamborough, du nord de la mer du Nord, du centre et du sud de la mer du Nord, du détroit de Douvres, de Trévose, de Carlington, de la Baltique et de Rockall (inventaire tiré de Les Poissons de Mer des Pêches Françaises, de Jean-Claude Quéro).
Parmi ces races, on peut dire que deux grands types de cabillauds se distinguent :
– les cabillauds des races boréales (mer du Nord, Manche, mer d’Irlande), qui ont des migrations de faible amplitude, et que l’on qualifie de cabillauds côtiers sédentaires ; ils sont plutôt benthiques (c’est-à-dire qu’ils vivent au fond de la mer) ; ils sont par exemple présents le long des côtes de Norvège, comme ils l’étaient autrefois le long des côtes françaises, en Manche et en mer du Nord ; c’étaient les morues des pêcheurs pratiquant le Petit Métier ;
– les cabillauds des races nordiques (du Labrador, de l’ouest du Groenland, de l’est du Groenland, d’Islande, de l’Arctique nord-est), qui effectuent des migrations génétiques (de reproduction), ou trophiques (de nutrition) de grande ampleur : plus de 100 km pour la morue du Groenland, de 800 à 900 km pour celle de l’Arctique nord-est, et que l’on qualifie quant à eux de cabillauds migrateurs océaniques ; ils sont plus pélagiques (c’est-à-dire vivant à une grande profondeur, mais pas au fond) ; c’étaient les morues des pêcheurs pratiquant le Grand Métier.
Grégaire, le cabillaud se déplace le jour en bancs compacts dits taches, piaules, ou bouillons, qui se désagrègent la nuit. En Norvège, on le pêche au cœur de l’hiver, quand il pullule en banc successifs dont le séjour s’étale sur les quatre premiers mois de l’année (voir plus bas skrei). En Islande, il se capture à longueur d’année, les meilleures pêches s’effectuant également au cœur de l’hiver et au printemps, de même qu’à Terre-Neuve (surtout d’avril à juin) et au Groenland. Toutefois, les pêches intensives, la pollution des mers et le réchauffement de la planète ont gravement endommagé la population des cabillauds, et sa pêche est aujourd’hui très strictement réglementée.
Le cabillaud vit une vingtaine d’années. Il devient sexuellement mature vers deux ou trois ans chez le mâle (53 cm) et vers trois ou quatre ans chez la femelle (59 cm). L’époque de la ponte varie en fonction de l’habitat, mais généralement, elle se produit de février à avril, pendant treize à quinze semaines, l’aire de ponte étant située sur des fonds compris entre 50 m et 200 m (en mer du Nord en Europe). À cet effet, les adultes se rassemblent en bancs immenses et compacts, les femelles se tenant le plus souvent plus près de la surface et les mâles au-dessous, dont les spermatozoïdes, dans leur remontée vers la surface, vont rencontrer et féconder les œufs (d’un diamètre d’environ 1,3 à 1,5 mm) qui ont la particularité de flotter parce que dotés d’une sorte de fine gouttelette d’huile ! Mais leur flottaison dépend aussi de la salinité des eaux. Le cabillaud est l’un des poissons les plus prolifiques puisqu’une femelle de 1 m de long pond environ 5 millions d’œufs (jusqu’à 9 millions). La reproduction s’effectue dans des eaux dont la température est comprise entre 4 °C et 6 °C. Pélagiques, les œufs sont transportés par les courants, et leur éclosion a lieu après douze jours d’incubation à 5,5 °C. Les larves mesurent alors 4 mm et restent pélagiques pendant deux à cinq mois, puis deviennent benthiques quand elles sont alevins, mesurant alors de 2 à 6 cm. Leur croissance est rapide puisqu’un cabillaud atteint en moyenne 20 cm à la fin de sa première année. Les femelles grandissent légèrement plus vite que les mâles.
Le cabillaud est un poisson très vorace qui commence par se nourrir de larves et d’œufs de poisson, puis de copépodes (crustacés de petite taille) et de divers animaux marins qu’il choisit de plus en plus gros jusqu’à pouvoir manger des petits poissons (gobies). Adulte, il se nourrit d’autres poissons (tacauds, sprats, lançons, merlans, soles, grondins, etc.), de crustacés décapodes (crabes, crevettes, etc.) que la puissance de ses sucs gastriques lui permet de digérer en moins de six heures malgré les carapaces, et de mollusques céphalopodes (seiches, calmars, encornets, pieuvres). Il se nourrit avec encore plus de voracité en octobre-novembre, janvier-février, mai, et surtout juin-juillet. C’est en mars et avril (pendant la période de frai) qu’il se nourrit le moins.
D’un point de vue culinaire
Chez le poissonnier, le cabillaud a une peau luisante avec des écailles quasiment insignifiantes qui n’ont aucune incidence au plan culinaire. Il est donc inutile de l’écailler. Il a une arête centrale nacrée où la chair adhère bien. Si la poche intérieure près de l’arête centrale (vessie natatoire) est encore gonflée d’air, c’est le signe d’une extrême fraîcheur.
Riche en protéines et pauvre en lipides, la chair du cabillaud est très blanche, assez épaisse, ferme, avec des fibres serrées qui lui donnent une texture très dense. Elle a la particularité de se séparer en feuillets. Elle est surtout très goûteuse à condition de ne pas être délavée par la cuisson… ce qui est souvent le cas !
Frais, le cabillaud est d’un meilleur rapport qualité/prix de septembre à mai. Mais on en trouve aussi toute l’année en filets surgelés, individuels ou en blocs.
LE SKREI
Parmi les différentes populations de cabillauds, celle qui fréquente les côtes de Norvège a longtemps été l’une des plus importantes. C’est un cabillaud (gadus morhua) qui passe presque toute sa vie dans la mer de Barents, dans l’océan Arctique nord-est, au nord de la Norvège, mais migre vers l’ouest (vers les îles Lofoten exactement) — d’où son nom primitif de estskreiling (poisson qui vient de l’est, relativement à l’Angleterre), et de son nom actuel skrei, qui vient du mot viking skrida, signifiant migrer — comme cabillaud immature et comme cabillaud en frai, de janvier à fin avril, ce qui occasionne une grande pêche saisonnière. Durant cette migration à travers les fjords, le skrei acquiert une chair d’une blancheur exceptionnelle et d’un goût très fin. Aussi, depuis quelques années — et ce, malgré une chute spectaculaire de la population de frai du cabillaud arctique, qui a entraîné de sévères limitations de pêche — les Norvégiens ont eu l’idée de commercialiser ce cabillaud particulier sous son nom norvégien de skrei pour en valoriser la noblesse. Une opération commerciale a donc lieu chaque année vers février-mars et une estampille ovale représentant le poisson et indiquant “skrei de Norvège” est apposée sur chaque poisson, sur la nageoire la plus proche de la tête, afin de bien l’identifier. Les Norvégiens sont également très friands des langues et des œufs de skrei, hélas introuvables en France. On surnomme souvent le skrei cabillaud arctique — ce qui n’est pas faux, puisqu’il évolue dans l’océan Arctique nord-est — mais il ne faut cependant pas pour autant le confondre avec la morue arctique (elaginus navaga), ni avec les autres variétés de cabillauds également pêchées dans les zones arctiques, telles la morue ogac (gadus morhua ogac), encore appelée morue du Groenland, pêchée plutôt du côté des fjords groenlandais (demain, nous verrons les autres variétés de cabillauds), ni avec la morue de la mer Blanche (morhua maris-albi). Sur la côte atlantique, on baptise volontiers le skrei morue nouvelle, comme d’ailleurs, tous les cabillauds des premières pêches de l’année.
ET N’OUBLIEZ PAS ! LA SUITE DEMAIN…
Blandine Vié
Le dimanche, c’est relâche ! |
16 mars 2014 @ 2 h 01 min
[…] • Le roman de la morue (1) http://gretagarbure.com/2013/04/07/reconnaissance-du-ventre-8/ […]