Comment choisir une dinde ?
VOICI UN TRUC INFAILLIBLE
SI VOUS L’OSEZ !
C’est aujourd’hui Thanksgiving Day et bientôt Noël !
Aussi nous ne pouvons résister à vous confier le truc infaillible et hilarant de Grimod de la Reynière pour choisir une dinde !
« NOVEMBRE
Les campagnes se dépeuplent ; les vents, les pluies et les gelées qui commencent, et les feuilles qui tombent, ramènent insensiblement tout le monde à la ville, et dès la S.Martin, tout ce qui appartient à la classe respectable des Gourmands s’y trouve réuni. Cette fête est vraiment celle de la bonne-chère. C’est le patron des festins, et le Saint le plus généralement invoqué par tous les hommes de bon appétit.
Grand Saint-Martin! patron de la Halle, mais surtout de la Vallée, qui ne sent son appétit se réveiller à votre approche ? Quoique votre fête ne soit point précédée, comme tant d’autres moins solennelles, d’un vigile et jeûne, combien de gens jeûnent pendant trois jours pour la mieux célébrer! C’est pour les hommes bien portans la saison de l’émétique et des clystères. Chacun s’empresse à l’envi de récurer son estomac, pour lui faire prendre de nouvelles forces ; et la veille de votre fête est vraiment celle des apothicaires.
De leur côté les cuisiniers récurent leurs chaudron, grattent leurs marmites, ratissent leurs broches, éclaircissent leurs grils, et font étamer leurs casseroles ; et de même qu’à la veille des jours solennels, l’on pare à l’envi les temples, le jour qui précède la S. Martin, on balaye les fourneaux, on ramone les cheminées, et la cuisine prend l’aspect d’un boudoir.
Tant de préparatifs ne seront pas superflus : à peine tout est-il convenablement disposé qu’une dinde arrive tout à point pour être embrochée. Ce volatile est devenu l’oiseau de S. Martin, comme le bœuf a toujours été celui de S. Luc; et qui oseroit sans lui sacrifier au saint jour? C’est le rôti obligé du 11 Novembre; aussi le feu est-il à la Vallée : depuis les cuisinières jusqu’aux académiciens, tout le monde s’y bat pour avoir un dindon; et la concurrence en fait tellement alors hausser le prix, qu’on les paye ce jour là plus cher qu’un faisan doré.
Quiconque aime les dindons (et qui ne les aime pas dans ce monde?) ne sauroit haïr les Jésuites : car c’est, dit-on, à ces bons pères (qui cependant n’étoient pas dindes) que nous devons l’introduction de cet oiseau en France, où il n’a pas tardé à s’acclimater au point qu’il y est maintenant indigène. Les uns le font originaire de l’Inde, les autres de la Numidie; eh! qu’importe d’où il vienne, pourvu qu’il soit tendre? C’est en 1570, aux noces de Charles IX, que les premiers ont paru ici, et l’accueil qu’ils y ont reçu en a bientôt multiplié l’espèce. L’art de les élever et celui de les engraisser, sont devenus bientôt des arts utiles et précieux au monde; mais ce n’a point été sans peine qu’on est venu à bout de les naturaliser français. Leur éducation est même encore beaucoup plus pénible que celle de tous les autres habitans de la basse-cour. Leur enfance délicate, redoute également le froid et l’humidité de notre climat nébuleux. Mais une fois sauvés des dangers de ce premier êge, ils prospèrent à vue d’œil, car leur extrême gloutonnerie les rend faciles à engraisser, et seconde de tout son pouvoir les vues qu’on a sur eux. Ils se prêtent donc à merveille aux désirs de l’homme, et acquièrent en peu de mois l’embonpoint nécessaire au but de leurs instituteurs.
Les meilleures dindes qu’on mange à Paris nous arrivent du Gâtinois et de l’Orléanois, où il s’en fait un très-grand commerce. Ces dernières sont connues à la Vallée sous le nom de mangeuses de pommes.
Après avoir vérifié qu’elles sont jeunes et tendres, le premier soin est de s’assurer qu’elles ne sont point amères. Ce secret n’est pas des plus propres à indiquer; mais comme il est très-bon à connoître, on nous pardonnera ce qu’il a d’un peu sale en faveur de ce qu’il a d’utile. Les dames voudront donc bien ne pas s’effaroucher, si nous disons qu’il consiste à introduire l’index dans l’anus de l’animal, et à le sucer ensuite avec une forte aspiration. Ce moyen est immanquable.
Ma fille, serrez les cuisses, tel est le premier mot qu’une mère de famille dit à l’aînée de ses demoiselles, dès que la dinde est disséquée; et les cuisses de voler aussitôt de la table dans le buffet, pour reparoître le lendemain, soit en rémoulade, soit aux oignons, soit à la sauce à Robert. Dans les tables opulentes personne ne serre les cuisses, on les mange; mais cependant il est d’usage qu’avant de les diviser, celui qui découpe en ait reçu l’ordre réitéré du maître de la maison. Les convives ne manquent pas par politesse de faire mine de s’y opposer; mais au fond de leur ame, ils sont bien aise qu’on ne serre pas toujours les cuisses. C’est la partie la plus charnue de la bête; et celle que les véritables Gourmands préfèrent. Quant aux sot-l’y-laisses on sait qu’ils appartiennent de droit aux dames, comme la queue du lièvre et du lapin.
Le dindon, qui n’est autre dans les bonnes maisons, qu’un jeune dinde bien gras et bien en chair, se sert à la princesse, à la provençale, aux anchois, aux concombres, à l’essence, aux oignons, aux huîtres, farci aux fines herbes, piqué de jambon à l’échalotte, pané, à l’estragon, mariné, en filets, en salmi, en pâté froid, lardé de truffes, etc. Les honneurs de la daube sont réservés aux dindes douairières; ce n’est guères qu’ainsi que l’on consent à les admettre sur nos tables; tant on est injuste envers le beau sexe, dès qu’il n’est plus dans la première jeunesse. On n’a presque jamais de mémoire pour les plaisirs passés, et c’est ainsi qu’on se dispense trop souvent de la reconnoissance. »
Almanach des Gourmands, Première année, Calendrier nutritif
Grimod de la Reynière, 1804
in Écrits gastronomiques,
Éditions 10/18, 1978
Morceau choisi par Blandine Vié