« CHOU »
« CHOU »
Philippe Claudel
« Céline, il me semble, en parle comme de l’odeur de la pauvreté recuite. En soupe, à chaque repas, sans viande pour l’engraisser, et dont les fumets de corps négligés s’accrochent aux murs goitreux des cages d’escalier, aux communs et soupentes, aux plafonds bas des chambres de bonne, aux loges rances des concierges, finissant par entrer dans chaque lézarde comme le plus inopérant des mastics. Une sorte de carte d’identité de la misère. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que jamais tu ne seras. Enfant, ma honte à sentir le chou n’a d’égal que le plaisir à en manger. Je m’en ferais crever la panse. Oui. Soupe aux choux. Potée. Lapin aux choux. Choux au lard, petits choux de Bruxelles sautés à la poêle qui gardent un cœur presque cru, seuls ou avec des pommes de terre, mijotés longuement en cocotte, accrochant un peu au fond en un caramel gras qui concentre tous les arômes. Mes cheveux et mes vêtements me trahissent l’après-midi, comme nous trahissent les filets de merlan frits, le vendredi. Mais ce jour-là, c’est nous tous qui puons, et le maître aussi. Pour le chou, je suis souvent solitaire, et on se bouche le nez à mon passage, avec ostentation. Le chou refroidi est le plus assassin. Il reste de lui toujours quelque chose. Des traces de crime.
Des brumes inertes. C’est un meurtrier maladroit qui ne pense pas à escamoter les preuves. C’est aussi l’odeur de certains vieux que plus personne n’aime ni ne visite. L’odeur des condamnés. Celle qui hante les maisons de retraite et les maisons d’arrêt. Comme si le chou s’accommodait des grands espaces d’enfermement, et savait seul accompagner la peine et les longues peines, les fins de vie, les vies détruites, les vies surveillées, les vies étouffées, gâchées, broyées, et les mourants aussi. Le chou fait partie de la sentence. Et même quand il n’est pas là et ne l’a jamais été, il arrive qu’on le sente malgré tout, malgré lui, dans des chambres qu’on n’aère pas, des chaussettes sales, contre des peaux grises, sous des aisselles, des jupes ou des caleçons, des pansements. Tenace même dans son absence. Si banal en somme que d’autres odeurs parviennent à le singer et à usurper son identité. Au fond, il n’est personne, et c’est sans doute pour cela qu’il a été longtemps le repas de ceux qui n’étaient rien, et qu’il leur colle toujours à la peau. Un mal-aimé. Un réprouvé. Un banni. Un faible. Un qu’on ne regarde pas. J’espère encore longtemps puer le chou. »
Lu in « Parfums » de Philippe Claudel, de l’Académie Goncourt, Stock 2012.
Morceau choisi par Blandine Vié
Cléophée
23 février 2014 @ 9 h 16 min
Mazette quelle description !! merci pour cette pépite
Bon dimanche