Chez Table*, la cuisine ultra-personnelle de Bruno Verjus avec des produits éblouissants (Paris 12e)
J’ai eu l’opportunité de faire quelques très jolis repas cette année — et d’ailleurs, il m’en reste quelques-uns à vous conter — mais sans conteste, le déjeuner que j’ai fait chez Bruno Verjus m’a laissée éblouie. Attention, rentrons tout de suite dans le vif du sujet : pas éblouie à cause d’un luxe facile et ostentatoire — le mot luxe vient du latin luxus signifiant excès, faste, débauche, mot lui-même dérivé de lucere, c’est-à-dire briller, reluire, avec tout ce que ça comporte d’éclats trompeurs — mais le luxe primordial, celui qui vient du mot-mère lux signifiant lumière, la lumière qui éclaire et nous sort des ténèbres, la lumière inspirante qui apporte la connaissance, le savoir. Et voilà : Bruno Verjus est un homme éclairé, un homme de savoir qui a goûté à l’arbre de la connaissance.
Et là, je vais en rajouter une couche car contrairement à ce que l’on croit généralement — et comme d’ailleurs je le précise dans presque tous mes livres — c’est le mot « saveur » — du latin sapere (avoir de la saveur) qui a induit le mot « savoir » et non le contraire. Car c’est parce qu’on perçoit d’abord avec cinq sens, et notamment le goût, que l’on accède au savoir, que l’on sait. Il faut d’abord goûter la pomme pour en connaître la saveur et, subséquemment, avoir, peut-être, la notion de péché.
Bon. Cela fait une bonne douzaine d’années que je connais Bruno Verjus même si on ne s’est pas croisés si souvent que cela. Je l’ai d’abord connu comme auteur. Et je suis venue quelques fois dans son restaurant, tout au début, quand il a ouvert Table il y a 6 ans 1/2. Ce fut pour lui comme un besoin impérieux de retourner justement à la saveur des choses, à la source, à l’instinct, afin de pouvoir mieux en disséquer la connaissance et se la réapproprier. Et ce fut un coup de maître, de maîtrise, devrais-je dire.
C’est donc en amie qu’à son invitation, je suis venue m’asseoir au comptoir pour explorer de visu et « de goûtu » toutes les facettes de son talent, laissant le chef faire selon son inspiration. Et je n’ai pas été déçue. Tout en buvant un verre de chablis 2017 du domaine de l’Enclos en guise d’apéritif, je me suis imprégnée de l’atmosphère de la salle, pleine à craquer, ouverte sur le restaurant sans même une glace séparatrice, ce qui permet de voir l’équipe à l’œuvre et par-là même, sa dextérité, comme une évidence, tellement c’est le produit qui compte, même si il y a beaucoup de travail en amont et autour pour le sublimer, mais sans la moindre surenchère, sans esbrouffe, respectueusement, seulement la volonté de lui rendre hommage au plus près de sa vérité. Et c’est subjuguant.
Ainsi, j’ai d’abord goûté une imposante huître de Utah beach — ce sont des huîtres de belle taille dites « fond de parc » car elles ont entre 7 et 9 ans et ne correspondant pas aux standards — servie avec un sabayon aux algues et aux câpres, une pointe de bergamote et une petite algue rappelant le goût de la truffe. J’ai envie de dire « touchée coulée » au premier plat, émue par la sincérité des saveurs et leur concordance.
Fut déposé ensuite devant moi un « Oursin (ouvert à la minute donc vivant) » entouré de quelques algues avec une petite sauce au vinaigre et toujours, cette petite algue légère comme une plume à goût de truffe. Sublime, époustouflant d’énergie.
Cette jolie ronde de la mer s’est poursuivie avec un « Homard de casier de l’île d’Yeu, à croquer « presque » vivant sur son rocher » (69 €) car mi-cru, mi-cuit.
Le tronçon de homard cru est tempéré au beurre clarifié de vache Rouge des Flandres infusé de carapaces toastées. En accompagnement se révèlent de subtiles saveurs de céleri-rave cuit au sel, de sabayon d’orties, le tout condimenté par de très fines câpres de Galina et un trait d’ail noir.
Oserais le dire ? Mais oui ! Ce plat m’a bouleversée. Jamais chair de homard ainsi traitée ne fut plus délectable. Cette cuisson a exalté à la fois la texture du homard et la puissance de son goût iodé du fond des mers, tout en le parant d’une douceur ineffable. Sans même parler de la beauté visuelle, tendre et nacrée qui est déjà une véritable ode au crustacé.
Ma promenade en mer n’est pas terminée puisqu’il m’est maintenant donné de goûter à un « Rouget de roche en tempura » extraordinairement croustillant. Sous sa jolie croûte vermillon, se blottit une chair ferme qui s’effeuille en tendresse sur la langue. Un condiment d’anguille fumée et d’encre de seiche émoustille ce duo de textures et une pointe d’hibiscus apporte juste ce qu’il faut d’acidité. C’est encore une fois fabuleux.
Je goûte maintenant à ce que les Espagnols nomment Espardana, autrement dit du concombre de mer (29 €). Je l’avoue, c’est une première pour moi et sans cette surprise de Bruno, je n’aurais sans doute pas osé y goûter car lorsque l’holothurie évolue dans la mer, le moins qu’on puisse dire, c’est que le spectacle n’est pas ravissant même si la beauté peut se nicher partout. En tout cas, le corps mou de cet échinoderme se déplaçant dans des fonds abyssaux ne m’avait jamais inspiré d’appétit. Eh bien, ce fut une très bonne surprise et je comprends mieux maintenant pourquoi les Espagnols en raffolent car une fois cuit, cela fait penser par la texture souple et aussi un peu par le goût à quelques céphalopodes. Si je n’avais pas su avant ce que j’allais manger, c’est sans doute ce que j’aurais déduit. Comme quoi, il faut toujours oser !
Comme c’est Noël un peu avant l’heure — j’y suis allée début décembre — cette symphonie marine se poursuit par un « Ventre de bar de ligne de l’ïle d’Yeu » (69 €). Comme pour le homard, le tronçon de bar est tempéré au beurre clarifié de vache Rouge des Flandres, varech et aneth. Le tronçon est surmonté de champignons sauvages et sylvestres mêlés d’oreilles de cochon qui apportent le croquant et la tension, d’ail noir et de noir de seiche tandis qu’un petit jus de volaille renforce le côté mer-terre du plat et que de fins filaments de poireau torréfié relèvent le tout d’une pointe d’amertume, comme un trait d’union entre tous les autres ingrédients. Magique ! À la fois grâce à la combinaison des saveurs mais aussi des textures. Un plat riche en collagène.
Bon, me voilà comblée d’aise, enchantée par cette virée en mer qui m’a rappelé les embruns vivifiants de la Côte des Légendes du temps où j’habitais cette Bretagne sauvage du nord. Sur ces plats, j’ai bu d’excellents vins blancs comme un chablis 2017 Clos de Béru (domaine que j’ai eu l’occasion de visiter) et un vin de France Terre de silice de chez Reynald Héaulé, vigneron nature dans le Loiret, tous impeccables et judicieusement assortis au contenu de mon assiette.
Mais quoi ? Qu’apprends-je ?
Bruno me propose maintenant un plat plus terre à terre, un « Porcelet blanc de l’Ouest » (49 €). Honnêtement, ce serait mentir de dire que j’ai encore faim. Mais de l’appétit… oui ! Et chers lecteurs de Greta Garbure, vous savez bien que le mot « cochon » est pour moi un mot orgasmique. Alors, bien sûr, je ne résiste pas !
Et ô combien ! j’ai eu raison de ne pas résister.
Car voici que s’est annoncé, en majesté, un plat formidable : une belle côte de porcelet avec une belle épaisseur de gras — eh oui ! je revendique d’aimer le gras qui fixe les saveurs — et un morceau de bon lard. Le tout finement caramélisé. Un plat finalement moins terrien qu’il n’y paraît — un plat d’estran pourrait-on dire — puisque la garniture de chou agrémentée de palourdes et de coques était un nouveau clin d’œil à la mer. Jouissance absolue et la jouissance ne se commente pas… Inoubliable ! D’autant que j’ai bu cette fois un vin rouge Rive droite du clos Belle-Croix, également produit par Reynald Heaulé (qui s’occupait anciennement du réputé domaine Courtois) — et qui est comme du velours sur le cochon.
Bon, je ne suis pas plus sucrée que cela mais une petite mandarine en point d’orgue me convient très bien. Et là encore, c’est loin d’être anodin. La mandarine a mariné trois jours et le résultat est un jeu subtil entre les amertumes, le caramel et la glace à la brioche toastée. Idéal pour se rafraîchir le palais aprrès un repas tout de même extrêmement copieux.
C’est donc un repas d’anthologie que j’ai fait chez Table. Un repas dont je reconnais le caractère exceptionnel. Et sans flagornerie aucune, je ne peux que dire haut et fort que Bruno Verjus propose une cuisine d’évidence. Il a l’intuition, l’intelligence et le respect des produits, une créativité qui sonne toujours juste et une générosité (tant envers les produits qu’ils cuisine qu’envers ses clients) qui laissent admiratif. Certes, les prix* ne sont pas tout doux mais ça aussi, c’est le respect du produit. Et puis un repas comme ça, c’est un (beau) souvenir pour toute la vie.
Ce n’est donc pas seulement une Table…. mais une VÉRI-TABLE — VERY TABLE en anglais — où goûter l’exception.
Bruno, je te remercie pour ce cadeau inestimable.
Et vous chers lecteurs, ne vous y trompez pas. Je ne serai jamais blasée — j’ai trop d’amour pour la vie, pour le vivant, pour tous ces trésors que la terre nous offre nonobstant une certaine propension des hommes au saccage — et cela suscite parfois chez moi un enthousiasme peut-être un peu trop débordant. Mais le mot enthousiasme dit bien ce qu’il veut dire : l’inspiration ou même la possession par le divin (« théo » = dieu en grec), ce qui sous-entend une communication divine.
Ne riez pas, cette communication divine ne se niche pas pour moi dans l’hostie mais bien dans le regard et le respect de la nature, cette formidable création, d’où qu’elle vienne. Et c’est ce que j’ai aimé dans la cuisine de Bruno : que son inspiration vienne de bien plus loin que le choix d’un produit à l’étal, qu’elle s’impose grâce à un regard que je qualifierais de « tellurique » (même quand il s’agit de la mer). Et c’est cette vérité qui suscite et mon intense émotion et ma ferveur : la droiture du goût révélée dans sa pureté.
Ajoutons encore un mot : qu’il s’agisse du service des assiettes ou du service du vin, tout le personnel, absolument tout le monde, est capable de vous expliquer ce qu’il y a dans votre assiette ou dans votre verre et ce n’est pas si fréquent, surtout quand c’est fait avec une vraie gentillesse. Bravo !
* Je n’ai pas mentionné les prix de certains plats car ils ne figuraient pas à la carte et c’eût été je trouve désobligeant de les demander alors que j’étais invitée.
TABLE*
3, rue de Prague
75012 Paris
M° Ledru-Rollin
Tél. 01 43 43 12 26
Site : www.table.paris
Blandine Vié