Ah ! les dégoûts de pension…!!!
« Lorsque des caprices d’adultes me valurent la pension, il fallut rompre ma proximité avec les choses de la nature. Je ne pouvais plus goûter les mûres à l’époque de la rentrée des classes, ni croquer les pommes chapardées dans le jardin public. Je dus abandonner les noisettes et les fraises des bois, les châtaignes et les griottes. Je désertai les chemins creux, les fossés et les haies sauvages. J’oubliai le goût de l’herbe mâchée sous un soleil d’été, celui des vairons pêchés dans la rivière ou des tanches sorties de l’étang, et frits à la poêle. Je perdis de vue les enfants de mon âge qui avalaient des vers de terre crus pour une cigarette ou des mouches pour une poignée d’infâmes sucreries à bon marché.
L’orphelinat me valut d’apprendre sous d’autres auspices qu’il n’y a pas d’alimentation neutre. Le goût de la liberté me manque cruellement. Le réfectoire remplaçait la cuisine et les fumets de la maison furent supplantés par les effluves gras et lourds des laboratoires de collectivité. Je fis connaissance avec les gelées flasques et insipides, avec l’eau saturée de chlore et le pain calciné des apprentis boulangers de l’école. Les sauces figeaient dans les assiettes et l’on jouait à les retourner pour mettre à l’épreuve les filets coagulés des graisses qui s’accrochaient désespérément au pyrex. Il fallut avaler des potages à la tomate et au vermicelle qui ressemblaient à des assiettes de sang frais. Il fallut manger des tranches de foie mal cuites et sanguinolentes. Il fallut ingurgiter les purées de pois cassés froides et les tranches de cœur élastiques. À quatre heures, les morceaux de pain sec s’arrachaient au pied d’un vaste récipient de plastique aux couleurs louches. La barre de chocolat était le seul luxe, bien qu’elle fût des plus abrasives. L’avantage du collège religieux est la messe : enfant de chœur dès sept heures trente on peut goûter entre le dentifrice et le café au lait une rasade de vin blanc ou quelques poignées d’hosties qu’on espérait non consacrées pour avoir à éviter la damnation. Parfois, la transgression aidant, j’en remplissais mon bonnet et les reversais dans mon bol de café au lait. Voir les rondelles de pain azyme fondre dans le liquide tiède et sombrer au fond du récipient stimulait l’imagination : sabordages ou immersions du monde, noyade du Christ mal inspiré d’avoir choisi la forme boulangère. Heureusement, les sorties du dimanche après-midi — en rang par deux — permettaient de grappiller dans la campagne les baies et les fruits sauvages qui avaient conservé le goût de la liberté. »
Lu in « Le ventre des philosophes, Critique de la raison diététique » par Michel Onfray, Éditions Grasset & Fasquelle, Collection Figures, 1989.
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