Saynètes
« Tout (ou presque) allait si bien… »
Bon alors voilà, c’est l’histoire d’un mec… moi sans doute… un légionnaire ou un prêtre orthodoxe à mes côtés… Oh ! je ne sais plus… ça n’a d’ailleurs aucune importance… pas un raton laveur en tout cas, je m’en souviendrais, quand même ! Mais je me sentais bien, entre deux eaux, entre deux vins surtout, enfin entre neuf ou dix peut-être…
Nous étions attablés devant du sérieux, du furieux, du robuste et depuis longtemps…
On avait déjà oublié les amuse-bouches, les verrines, les cuillères, tous ces prolégomènes comme les appelait Emmanuel Kant, quand il déjeunait avec des snobs (« prolégomènes à toute métaphysique future », je vous raconte pas la fin mais c’est poilant !).
Le roboratif avait fini son défilé du 14 juillet : on avait apprécié la cadence entre chaque plat, le respect de l’ordonnancement, du temps indispensable à l’humectation régulière des papilles, aux accords mets-vins maintes fois tentés et bien souvent rectifiés. Ce goût pour la perfection qui nous perdra un jour…!
Les poissons, les volailles, les viandes, les gibiers, le train-train, quoi.
On savait bien que tout cela avait les apparences d’un banquet républicain de la Troisième République, une époque où les sous-ventrières des radicaux-socialistes étaient en danger à chaque repas.
Les plateaux de fromages-qui-puent-bon, dignes de Xavier Thuret et Manu Gault réunis avaient fait plusieurs fois la ronde. À l’occasion, chacun y était allé de ses citations ou anecdotes favorites. Léon-Paul Fargue levant les yeux au ciel et s’exclamant après avoir humé un camembert particulièrement à point : « Ah ! les pieds de Dieu ! »
Puis ce fut au tour de Sarah Bernhardt qui, paraît-il, sentait très fort de la bouche et était aimablement surnommée par ses confrères les plus courtois : « qui ne dit mot qu’on sent » ! Ou encore, au cours d’un autre dîner, après avoir asphyxié ses plus proches voisins, l’un d’eux, au moment du fromage, se pencha vers elle et lui demanda d’un air faussement candide : « Vous dites… ? » Enfin, rien que des gentillesses, quoi ! Mais proférées par des gens de qualité, souvent polis et parfois même bienveillants. Pas souvent mais face à certaines bouteilles ou devant le lièvre en majesté, oui ! Les mange-petits et les bois-sans-soif s’étaient tu. Tout allait au mieux dans le meilleur des mondes de la gastronomie civilisée. Les trous de nez avaient frémi à l’unisson et les langues avaient claqué sur des palais fatigués mais encore experts.
On attendait les liqueurs, les alcools et les cigares. Les rototos commençaient déjà à saccader les dernières conversations languissantes…
Et puis, le patron entra comme un diable en nous bafouillant un galimatias presque inaudible. Nous comprîmes bientôt que nous venions de prendre le dernier repas d’une paisible avant-guerre qui n’avait pas osé dire son nom !
Patrick de Mari
SOIZE
30 août 2013 @ 11 h 42 min
Pauvre Sarah ! Il fallait bien compenser par la bouche ce que l’absent ne pouvait faire !
pascalkh
31 août 2013 @ 4 h 57 min
Quel beau morceau de littérature gourmande, merci !
Je note soigneusement l’exclamation à propos des « pieds de dieu », que je recyclerai à l’occasion à propos de l’équivalent chinois du « qui-pue » : le tofu malodorant
Un p’tit goût de revenez-y ! |
16 novembre 2014 @ 6 h 01 min
[…] http://gretagarbure.com/2013/08/30/saynetes/ […]