Je suis Wordmaker
Ne dites pas à ma mère
que je suis « écrivain, journaliste,
chroniqueuse, blogueuse, auteur »…
elle me croit WORDMAKER !
Et si, comme c’est la rentrée, je rajeunissais mon CV ?
Pour être dans la mouvance.
Pour faire d’jeuns, dans le vent, dans le coup, branché, in, fun, fashion, trendy, hype… et surtout « j’me la pète » !
Attention, je n’ai pas dit ME rajeunir sur mon CV !
De ce côté là, j’assume !
Le bon côté de l’âge, c’est l’expérience.
Et forcément, on n’écrit pas 130 bouquins (référencés à la BN*) et des milliers de « piges* » sans en accumuler quelques-unes… de piges* !
Non, mon curriculum, j’aimerais juste lui donner un petit coup de plumeau pour crier à la face du monde que je fais mon métier non plus comme une tâcheronne qui enfile les mots les uns à la suite des autres comme d’autres les perles (ce que pourtant je suis) mais — il faut savoir évoluer avec son temps — façon serial-killeuse de l’écriture qui abat son tribut journalier d’environ 12 à 15 feuillets* (parfois plus), façon shooteuse qui dégaine entre 7 à 10 millions de signes* par an ! Avec pour armes un clavier, mais toujours — aussi — un stylo et du papier.
C’est beaucoup ! J’ose même dire hors normes !
On pourrait croire que c’est du stakhanovisme, mais c’est juste que j’aime mon métier — écrire — à la folie. Et que j’y consacre presque tout mon temps.
Car effectivement, je suis attelée à mon ordinateur en moyenne 15 heures par jour (si si, de 8 heures du matin à 1 heure du matin suivant, quelquefois même plus tôt, quelquefois même plus tard, avec juste les pauses domestiques incontournables : toilette, déjeuner, dîner + les coupures thé et pipi-room, les premières impliquant les secondes). Et ça, vacances et week-ends compris.
À l’exception bien sûr des jours où je suis en « mission » à l’extérieur (rendez-vous, déjeuners ou dîners de presse, etc.) ou en déplacement professionnel (j’adore aller sur le terrain). Encore que, même dans ces cas-là, je griffonne, je griffonne. Dans le train, dans l’avion, jusque dans le bus ou dans le métro, c’est vous dire !
Rassurez-vous, il y a aussi les pauses câlins, et pour ça y a pas d’heures…
Oui, si je changeais mon statut d’écrivain-journaliste-chroniqueuse-blogueuse-auteur… en celui plus moderne, plus… plus ludique, plus… plus charismatique (deux mots inlassablement serinés par phénomène de mode), et surtout plus commercial de « wordmaker » ?
Yes ! Ça le fait, non ?
Mais pourquoi ce changement ?
Parce que nous vivons dans une société paradoxale où, plus on se croit libre et libéré des morales surannées, plus on censure, plus on s’autocensure, plus on se voile la face !
Eh oui ! Plus on ose aller loin dans l’exhibition et l’ostentation — pub, télé-réalité, tenues vestimentaires, comportements, mœurs — plus on a des pudeurs de langage et plus on manie l’euphémisme de bienséance, le déguisement d’idées désagréables ou, a contrario, l’hyperbole et l’inflation du vocabulaire.
D’un côté, l’euphémisme modérateur : les mots doivent être politiquement corrects, policés, feutrés, ouatés. Il ne faut pas dire sourd mais malentendant, ni aveugle mais non voyant, ni erreur de tir mais balle perdue, ni nain mais personne de petite taille, ni mourir d’un cancer mais mourir des suites d’une longue maladie, etc. etc. On peut comprendre… Mais si ces petites complaisances de langage contentent à peu de frais les susceptibilités bien-pensantes, adoucissent-elles pour autant les peines et les afflictions, les infirmités et les handicaps de ceux qui en sont touchés ?
Au passage, notons d’ailleurs que, bizarrement, il y a les oubliés de ces atténuations polies-policées : par exemple, rien pour muet, pas même non parlant. Bon…
Quoi qu’il en soit, à force de revoir tout le vocabulaire à la baisse, les mots qui n’ont pas été passés au crible de cette révision sémantique deviennent trop ordinaires, trop ternes, presque ringards.
Alors, par opposition à l’édulcoration, on renchérit en ayant recours à l’hyperbole, un genre d’euphémisme gonflé au gaz hilarant ! Il faut exagérer l’expression de la réalité afin de la mettre en relief. Mais en y mettant tout de même les formes. Sans toujours réaliser l’ironie sous-jacente, voire la caricature que génère cette emphase.
Ainsi n’y a-t-il plus de concierges mais des gardiennes, plus de femmes de ménage mais des techniciennes de surface, plus d’ instituteurs mais des professeurs des écoles. Franchement ? N’est-ce pas cocasse ? Et a-t-on changé de profession parce que celle-ci a changé d’intitulé ? Et se sent-on pour autant réellement valorisé ?
Cette poudre aux yeux est dans l’air du temps.
Et la frilosité ambiante contribue à entériner cette tempérance des mots qui contraste si violemment avec la crudité des images dont nous sommes abreuvés.
Alors pourquoi pas moi ?
Pour faire comme les copains, comme tout le monde, pour faire partie du grand troupeau bêlant ?
On a bien rebaptisé certains œnologues… winemakers ! Autrement dit… « faiseurs de vin ».
Alors pourquoi pas « faiseur, faiseuse de mots » ? Wordmaker…
Ou alors « faiseur de livres » ? Mais je n’écris pas que des livres !
Et puis, bookmaker… aïe !
Déjà pris et pas très reluisant…
Faiseur de mots, vraiment ?
Dieu sait pourtant si le mot faiseur est négatif.
Faiseur : « celui qui fait ou qui dit souvent et médiocrement les mêmes choses », « quelqu’un qui cherche à se faire valoir, à se donner une importance excessive », « ce n’est qu’un faiseur », « faiseur d’embarras », « faiseur d’affaires », si l’on en croit les dictionnaires.
Cela dit, ce qu’il y aurait de bien avec wordmaker, c’est que je ne risquerais plus les féminisations idiotes du style écrivainE ou auteurE ! Parce que « wordmakeuse », franchement, ça le fait pas !
Mais bon ! Faut-il vraiment en arriver à ce degré de ridicule — pour ne pas dire d’imbécillité — pour exister ?
Alors tant pis !
Au risque d’être accusée de conservatisme et de poujadisme, je préfère rester écrivain-journaliste-chroniqueuse-blogueuse*-auteur ! Et même négresse* parfois !
Arrangeuse de mots en quelque sorte.
Comme on est arrangeur de musique.
Car les mots ont aussi leur musique
Et j’entends la musique des mots.
Mais « faiseuse »… jamais !
Allez, je vous laisse, les doigts me démangent et ma plume s’impatiente !
Blandine Vié
* BN : Bibliothèque Nationale.
* Piges : une pige est un article écrit par un journaliste indépendant qui vend sa copie à différents organismes de presse.
* Piges : années en argot.
* Feuillets : un feuillet est une page écrite correspondant à un calibre donné défini par la convention collective de la presse : 25 lignes de 60 signes, soit 1500 signes.
* Signes : nombres de caractères contenus par un feuillet, à savoir, lettres, ponctuations, espaces.
* Déjà que blogueuse ! Déblogueuse me conviendrait mieux…
* Négresse, féminin de nègre. Employé ici dans son sens littéraire d’écrire un ouvrage à la place d’un autre (généralement une personne connue) qui le signera. Mais comme c’est bizarre : les féministes revendiquent écrivaine et auteure avec un E final, mais je n’en ai jamais entendu aucune endosser le terme négresse !
(À ce sujet voir : http://gretagarbure.com/2013/08/23/desserts-de-grand-mere-5/)