Je me souviens surtout de ce que je n’ai pas mangé !
J’ai un métier formidable !
J’ai la chance de fréquenter de très bonnes tables, parfois même des tables étoilées.
Voire des tables triplement étoilées.
Et pourtant, je n’en ressors pas toujours satisfaite !
Vous allez dire : « Celle-là quand même, elle exagère ! »
Et vous n’aurez pas tort !
On est d’accord, il y a des styles de cuisine qu’on préfère à d’autres mais prendre un repas dans un trois-étoiles, c’est tout de même une expérience fabuleuse !
Mais j’ai un problème !
Je n’aime pas les menus-dégustations !
Certes, je comprends bien pourquoi ils existent !
Une grande table, c’est cher et, quand on n’a pas les moyens d’en fréquenter régulièrement — ce qui est tout de même le cas du plus grand nombre ! — mais qu’on est passionné par cet univers, on peut choisir de faire des économies pour « s’offrir » une table de luxe une fois par an (par exemple) là où d’autres vont préférer des loisirs ou des vacances.
Alors, comme on ne vient qu’une fois, ON VEUT TOUT GOÛTER !
Mais le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ?
Je vais vous raconter une anecdote. Véridique.
Je ne vous dirai pas dans quel restaurant 3* parisien ça s’est passé pour ne blesser personne.
Le chef m’avait courtoisement invitée à venir déjeuner avec une personne de mon choix.
Et pourtant, je ne faisais pas de chroniques de restaurants à l’époque.
J’y suis allée avec un copain journaliste féru de San-Antonio qui bossait alors à Europe 1.
Et pour nous gâter, ce cuisinier hors pair nous a demandé : « Vous me laissez faire ? »
Comment refuser une telle proposition, pétrie de gentillesse et d’espoir de nous laisser un souvenir impérissable ?
Presque cinq ans ont passé !
Une chose est certaine : nous nous sommes régalés, émerveillés devant certains plats, émus devant d’autres. Mais comment dire ? C’était à la fois trop et pas assez !
Trop parce qu’aussi minimes soient les portions — faites pour goûter — cette succession de plats alternant poissons, viandes, volailles, foie gras, gibiers (c’était l’automne) finissait par être confusionnelle. Et pourtant, tout était délicieux ! Mais trop diversifié, trop pléthorique. Un peu comme si chaque bouchée altérait le goût de la précédente !
Le paradoxe c’est qu’après tout ce temps, je ne me souviens pas vraiment de ce que j’ai mangé alors que je me ramentevois* de plats emblématiques dégustés il y a bien plus longtemps… même au siècle passé ! Parce que ma mémoire n’a pas fixé ce carrousel de plats lilliputiens.
Alors qu’un seul plat — fût-ce sans truffes ! — eût contenté mon appétit, mon appréciation élogieuse de la cuisine du chef et ma remembrance.
Alors que — j’ai honte de le dire ! — je me souviens très bien d’un plat de la carte qui fut servi à plusieurs tables voisines et qui était magnifique tant par l’allure que par ses délicats effluves : une somptueuse petite poularde aux truffes qui faisait tourner toutes les têtes et chatouillait les narines dès qu’un serveur pénétrait dans la salle, portant la bestiole en majesté !
Et malgré tout ce temps passé, c’est de ça que je me souviens :
de cette magnifique poularde… QUE JE N’AI PAS MANGÉE !
Je suis exactement comme le révérend Dom Balaguère pendant « Les Trois Messes Basses », le conte d’Alphonse Daudet : je salive, je salive, je salive tellement que j’en rêve encore.
Pire, j’en ai le goût dans la bouche sans même l’avoir dégustée !
Ou plutôt, j’en ai supputé les saveurs et la mâche plus de mille fois dans mon imaginaire !
Comme quoi, la cuisine, c’est aussi du fantasme !
* se ramentevoir : si, si, ça existe ! C’est bien un mot de la langue française ! Qui signifie se souvenir, se remémorer.
B. Douenne
24 novembre 2014 @ 20 h 21 min
Je ne me ramentevais pas ce verbe surrané. Magnifique chronique où l’on salive en enrichissant son domaine lexical.