COMPLAINTE DU PAUVRE VEAU
QUI SAVAIT BIEN QU’IL ALLAIT LUI EN CUIRE MAIS QUI N’Y POUVAIT RIEN,
SI CE N’EST PRIER SAINT-LAURENT,
PATRON DES CUISINIERS, POUR QU’ON ARRÊTE ENFIN DE SE PAYER SA TÊTE
Il est en ce pays bien flagrante injustice Envers ceux de ma race — communément bovine — Alors que n’ont plus cours bourreaux et guillotines, C’est de vouloir encore nous mener au supplice, De nous décapiter au nom d’humbles délices, Et nous fourrer en prime, persil dans les narines.
Faut-il qu’on soit barbare en ce pays gaulois Pour élire entre tous, comme mets nationaux, Les cuisses des grenouilles, la chair des escargots, Le foie gras des canards ou bien des pauvres oies, Les fromages qui puent, comme seul un putois, Le croupion des poulets, et la tête des veaux !
Ce pays où l’on prise, entre autres friandises, Les tripes et les boyaux, la viande encore saignante Ou crue, à la tartare, et les huîtres vivantes, Les couilles des béliers et autres mignardises, Que du nom d’animelles, sobrement on baptise, Autant dire mangeaille aux autres répugnante.
Alors qu’on se le dise, puisque je dois mourir, Je veux que pour ma fin, dignement on m’apprête, Sans fanfare, sans violon, sans tambour ni trompette, Mais avec tout de même, avant la poêle à frire, Un minimum d’égards, car il faut bien le dire, Bien souvent, de nous, veaux, on se paye la tête.
Je vous en supplie donc, Messieurs les cuisiniers, À la manière du chef, avant de nous servir, N’oublions pas d’abord que pour mieux vous séduire, Nous avons bien besoin d’un tour chez le barbier, Afin de tous nos poils, aucun n’en oublier, Surtout dans les oreilles… car ce s’rait à vomir !
Après cette toilette, il serait très plaisant, Pour les opérations qui en deux nous partagent (Désoss’ment, échaudage, blanchiment et roulage), Qu’on y mette quand même un peu de sentiment, Car parfois, disons-le, pour perdre moins de temps, On ne nous prépare pas, on fait un vrai carnage.
C’est alors seulement qu’il faut nous citronner, Puis amoureusement, nous jeter dans un blanc, Où nous mijoterons encore assez longtemps, Sans oublier, bien sûr, notre langue ajouter, Ni à part la cervelle, tout doucement pocher… Car sans cervelle on sait, la tête c’est du vent !
À ce point nous aimons, vraiment qu’on nous dorlote, Que délicatement, du blanc on nous égoutte, Qu’on nous dresse, qu’on nous nappe, Qu’enfin on nous chouchoute, Vinaigrette ou tartare, gribiche ou ravigote, Peu importe d’ailleurs le secret des popotes, Pourvu que se régale le pékin qui nous goûte, Ou même le gueulard qui, prestement, nous clape.
Mais, je le dis tout net, chers Messieurs les toqués, Si nous perdons la tête et que, sur l’addition, Vous la mettez à prix, du fait de vos façons, Que celle du client soit vraiment contentée, Car tant qu’à faire, mourir et finir cuisiné, Qu’au moins dans le plaisir soit notre rédemption !
Tradition, us et coutumes |
21 janvier 2014 @ 7 h 00 min
[…] http://gretagarbure.com/2013/11/19/reconnaissance-du-ventre-31/ […]