Nos mille-feuilles (morceaux choisis)
« Les souvenirs sont aussi une nourriture. Donc, ma chère mère m’ayant un jour surpris, à l’époque des vendanges, me régaler d’une frottée à l’ail agrémentée d’une grappe de raisin noir encore poudrée de sulfate de cuivre, elle fut aussi scandalisée qu’une mère moderne surprenant son fils en train de s’adonner aux drogues dures. Elle était en effet persuadée que certaines nourritures, le potage au tapioca, l’aiguillette de bœuf aux nouilles, les crèmes renversées, font de petits garçons bien élevées, promis aux plus hautes destinées, alors que d’autres les encanaillent. Elle était d’accord en cela avec l’auteur du Cuisinier Gascon, dédié en 1747 à Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince des Dombes. On y lit :
“ Il faut donner aux jeunes gens des nourritures relatives à l’état auquel ils sont destinés. Ces aliments seraient dosés et assaisonnés par un cuisinier connaissant à fond les pensées que produit sur une âme la digestion d’un potage à la Nivernaise ou d’une sauce à la Chirac. Ainsi on leur communiquerait les connaissances et les talents auxquels on les juge les plus propres. ”
Le cuisinier gascon ironisait. Mais ce qu’il prenait pour une plaisanterie est devenu une réalité. Il existe des nourritures fonctionnelles qui conditionnent notre métabolisme, notre PH, notre système neuro-vasculaire, notre appareil épidermique, etc. C’est ce qui permet de fabriquer à volonté des champions cyclistes, des sauteurs à la perche ou des énarques. Il n’est pas douteux que la “ sauce Chirac ” doit prédisposer à la politique.
Voilà une théorie faite pour enchanter les gourmands que nous sommes : notre destinée est dans notre assiette. Ce n’est pas les astres qui nous gouvernent, ni le hasard, ni la chance, ni même notre volonté, c’est la longe de veau aux girolles ou la chartreuse de perdreaux. Hélas ! C’est totalement faux. On peut modifier son poids avec un régime mais pas le destin. Car nous transformons tout suivant notre propre loi. Distribuez le même repas au rossignol et au crocodile. L’un en fera des écailles et des claquements de mâchoires. »
Lettre aux gourmets aux gourmands et aux goinfres sur leur comportement à table et dans l’intimité.
James de Coquet
Éditions Jean-Claude Simoën, 1977
Morceau choisi par Blandine Vié