L’intrasauce ou la cuisine moléculaire avant l’heure !
« S’il importe d’être à la page et de s’inspirer des progrès réalisés, il ne faut pas accepter les yeux fermés toutes les innovations. Méfions-nous de ceux qui, dans le seul but de se rendre intéressants, de se faire passer pour plus avertis qu’ils ne sont, veulent nous faire prendre pour évangile leurs idées saugrenues. Méfions-nous des snobs, des charlatans et des savants à la manque. N’acceptons les présents d’Artaxercès qu’avec la réserve connue dans le Code civil sous le nom de bénéfice d’inventaire.
On a essayé de révolutionner la cuisine avec l’intrasauce. Médecins, cuisiniers et gastronomes se sont mis à discuter des intrasauces, mot nouveau comme aussi la chose.
Qu’est-ce que l’intrasauce ?
C’est la sauce qu’on injecte dans la viande avant de la faire cuire.
Jusqu’alors, la sauce se faisait pendant la cuisson et avec elle. Dans la conception qu’on voulait lancer ainsi qu’une mode nouvelle, la sauce devait se faire avant la cuisson et imprégner d’abord la chair de son goût particulier.
De quoi était faite cette sauce ? Non par la cuisine traditionnelle, mais par la pharmacie et le laboratoire.
De ce chef déjà elle m’est suspecte. Car la cuisine est un art et chaque fois que la science veut faire une incursion dans le domaine de l’art, elle se fourre le doigt dans l’œil, brouille tout et ne donne rien qui vaille.
Berthelot, qui voyait poindre une révolution plus radicale que celle de l’agriculture dans l’alimentation de l’homme, réfrénait l’ardeur des néophytes en leur disant que les aliments chimiques ne permettraient pas de réduire à quelques pastilles ou tablettes l’alimentation du corps humain. Mais certains cerveaux rêvent d’un bouleversement de notre régime alimentaire.
Donc, au moyen d’une seringue, on injectait l’intrasauce dans la chair avant de mettre celle-ci à la cuisson et l’on prétendait que cette chair s’en imprégnait au point d’en avoir sa saveur spéciale transformée.
Cela restait à prouver scientifiquement et je ne crois pas, sur simple affirmation, que le phénomène de la capillarité aille jusque-là. Je ne me figure pas le gigot de mouton transformé en cuissot de chevreuil par une simple injection.
Mais en admettant qu’il en soit ainsi, en tenant pour réelle cette théorie fort hasardée, quel résultat gastronomique cela peut-il donner ? un ersatz, rien qu’un ersatz, il faut bien le reconnaître.
On m’a fait goûter un poulet au caramel et à la menthe, et tandis que des snobs s’extasiaient autour de moi, je n’ai trouvé à ce poulet rien de sensationnel. Un bon poulet rôti à la vieille manière aurait beaucoup mieux fait mon affaire.
Aucune opération synthétique n’a jamais remplacé les saveurs produites par les philtres naturels. La sélection basée sur des méthodes expérimentales n’a rien à voir avec cette théorie qui n’est, du reste, encore qu’à l’état hypothétique, à en juger par ce poulet au caramel et à la menthe.
Cela m’amène involontairement à penser à ce gourmand de l’Ain ou du Dauphiné qui avait élevé un cochon aux truffes pour savoir ce que cela donnerait. Il paraît que cela n’a pas donné mieux que les glands, je le crois sans peine. Montmaur, professeur de grec du roi Louis XIII, l’avait déjà éprouvé un jour que son chat ayant mangé un perdreau qui devait figurer à son déjeuner, il mangea le chat pour ne pas perdre le perdreau.
Les intrasauces donneront peut-être essor à de curieuses expériences. Mais au point de vue gastronomique elles sont sans le moindre intérêt, je n’hésite pas à le dire sans crainte d’être accusé de n’être pas « à la page », ce qu’Anatole France appelait, en d’autres conjonctures, la crainte d’offenser la beauté inconnue, qui conduit les snobs à admirer toutes les extravagances.
Introduire la seringue dans la batterie de cuisine, voilà ce à quoi nos pères ne se seraient guère attendus. Mais que les mânes de Brillat-Savarin et du marquis de Cussy se tranquillisent, les vrais gastronomes n’adopteront jamais cet instrument.
Arrière la seringue ! VADE RETRO.
L’intrasauce n’a du reste été, si j’ose ainsi dire, qu’un feu de paille. Il apparaît bien qu’on n’en a parlé que quand on n’avait pas d’autre sujet. Ainsi en est-il du serpent de mer qui revient dans les faits divers à la saison des vacances. »
Lu dans « L’Amphitryon d’aujourd’hui », de Maurice des Ombiaux, 1936
Morceau choisi par Blandine Vié
30 juillet 2013 @ 8 h 50 min
Bonjour,
Et cette méthode, dont Hervé This a prouvé qu’elle ne sert à rien, portait même un nom que l’on trouve indiqué dans une bonne partie des ouvrages de la première moitié du XXème siècle. On parlait alors de rôti ou de gigot à la Pravaz, du nom d’un chirurgien du XIXème, qui n’inventa pas la seringue qui porte son nom, mais l’aiguille creuse.
http://spiral.univ-lyon1.fr/files_m/M4337/WEB/La%20seringue%20d'Anel%20et%20la%20seringue%20de%20Pravaz%20P.pdf
Amicalement,
Bernard