Hommage à Françoise Bernard
Chères amies lectrices, chers amis lecteurs, je suis très triste parce que Françoise Bernard nous a quittés dimanche 19 septembre alors qu’elle était devenue centenaire en mars. Un bel âge qui inspire le respect mais n’empêche pas l’affliction.
Or, j’ai très bien connu Françoise Bernard dans les débuts de ma vie professionnelle et j’ai eu le plaisir de travailler avec elle pendant presque 5 ans. Aussi, sa disparition me touche beaucoup car c’est une femme que j’appréciais énormément et pour laquelle j’avais même de l’affection.
Françoise Bernard, de son nom de jeune fille Andrée Jonquoy, était née le 2 mars 1921, non pas à Paris comme je le lis un peu partout, mais à Aniche, dans le département du Nord, et elle était très fière de cette origine, gardant pour sa région natale un attachement farouche. Et, pour l’anecdote, quand elle a su que ma mère était née en 1922 à Somain, petite ville du Nord distante de 5,2 km d’Aniche, et qu’elle aussi était très attachée à ses racines, cela nous a encore rapprochées.
C’est elle qui avait fait appel à moi pour la seconder et écrire les recettes de l’Encyclopédie des Doigts d’Or Cuisine en 10 volumes parue à partir de fin 1976 aux éditions Atlas (pour laquelle elle avait besoin d’une rédactrice) car elle avait repéré quelques-uns de mes articles dans la presse et surtout mon premier livre « La cuisine des célibataires en 10 leçons » (publié chez Hachette en 1976). Nous nous sommes très vite très bien entendues et nous avons eu de nombreuses réunions de travail, d’abord au siège de la maison d’éditions, mais plus souvent encore dans son très bel appartement parisien.
Sa carrière
Ayant quitté son cher Nord, elle est « montée » — ou plutôt descendue — à Paris pour être secrétaire et elle trouva une place chez Unilever, qui vendait à l’époque la célèbre margarine végétale Astra® et des huiles alimentaires. Mais elle s’ennuyait.
Coup de chance, en 1946, l’agence publicitaire du groupe décide de créer le nom fictif de Françoise Bernard, forgé à partir des deux prénoms de l’année les plus attribués — je n’ose imaginer si quelqu’un avait la même idée cette année, cela donnerait « Jade Léo » ! — pour en faire leur spécialiste cuisine en créant « Les carnets de Françoise Bernard », petits fascicules riches de conseils, d’astuces, de recettes et de petits dessins. (J’en possède un certain nombre mais malheureusement, ils sont dans mes cartons, mon appartement parisien étant trop petit pour que tous mes livres soient en rayons et je ne peux donc vous les montrer en photo). Celle qui n’est encore qu’Andrée saute sur l’occasion et la voilà propulsée Françoise Bernard. Ont suivi les quelques livres mythiques que l’on connaît.
Paradoxalement, ce qui a fait son succès, c’est qu’elle n’était pas une experte en cuisine mais qu’elle avait beaucoup de jugeotte et s’est justement glissée dans la peau d’une femme confrontée aux problèmes de l’époque. C’était juste après la guerre et, comme elle avait coutume de dire, « on ne mangeait que des nouilles » (on ne disait pas encore des pâtes). Par ailleurs, de plus en plus de femmes travaillaient tout en ayant des enfants et n’avaient donc pas le temps de passer des heures en cuisine, ni toujours des moyens économiques de nourrir leur petites famille.
Son approche était simple, futée, et comme elle le disait elle-même en parlant des femmes auxquelles elle s’adressait : « J’ai voulu les prendre par la main pour qu’elles apprennent, comme moi, la cuisine en la faisant. » Car l’une des nombreuses qualités de Françoise Bernard, et non des moindres, était l’humilité. Elle n’a d’ailleurs jamais caché s’être fait aidée de cuisiniers et d’une diététicienne (car la santé était l’une de ses préoccupations, ce qui lui a sûrement valu de vivre jusqu’à cent ans).
Aux carnets ont succédé des livres dont « Les recettes faciles de Françoise Bernard » qui est toujours un best-seller 70 ans plus tard.
Elle a aussi écrit un livre sur « La cuisine à l’électricité » quand ce mode de cuisson s’est répandu. Et elle n’a plus jamais arrêté. Mais, si elle a incarné Françoise Bernard pendant 25 ans au sein du groupe Unilever, au bout de ces vingt-cinq années, elle leur a acheté le nom et a continué une jolie carrière à la radio, à la télévision et dans l’édition. Petite confidence, entretemps, elle a quand même épousé je ne sais plus quel dirigeant du groupe.
Peu d’auteurs culinaires ont eu son succès et ses chiffres de vente. Quand le projet « Les recettes faciles » a été conçu, elle recevait 200 000 lettres par an lui faisant part de soucis domestiques, notamment culinaires. Cette attente des femmes l’a aidée à proposer une cuisine fiable, simple, économique et familiale.
Certes, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis mais ce livre reste intemporel et reste à offrir à toutes les jeunes femmes. Un livre qu’on ne range pas dans une bibliothèque, mais dans sa cuisine.
Notre collaboration
Quand je l’ai rencontrée dans la seconde moitié des années 70, 1968 était passé par-là — et l’on sait que les jeunes femmes d’alors ont bien souvent jeté leurs casseroles aux orties en même temps que leurs soutien-gorges —, c’était l’avènement de la Nouvelle Cuisine, et elle avait besoin d’un œil neuf qui connaisse tout de même déjà bien les bases de la cuisine pour l’accompagner dans les projets qu’on lui proposait en raison de sa notoriété, qu’elle chapeautait et supervisait, ne s’y impliquant pas au niveau de l’écriture. Je fus la bonne personne et je lui en suis infiniment reconnaissante car elle ne laissait rien passer (bien qu’avec bienveillance) et de ce fait, elle a participé à ma formation, m’incitant à une rigueur toujours plus grande.
Un petit mot sur l’éditeur
J’ai personnellement plusieurs livres de Françoise Bernard parus dans les années 60-70 dont évidemment l’emblématique » Les recettes faciles ». Mais j’ai eu la curiosité de regarder de près la dernière édition publiée chez Hachette. Le livre s’est enrichi d’onglets qui en facilitent la consultation quand on recherche quelque chose de précis et d’un index qui indique le degré de difficulté de la recette, son temps de préparation, son coût, à quelle occasion la préparer, l’utilisation des restes, etc. C’est fonctionnel et malin.
Mais ma nostalgie me fait particulièrement apprécier que certaines recettes aux appellations surannées (Ananas à la Belle de Meaux, Cabillaud Pageottière, Carottes Pompadour, Côtelettes d’agneau Champvallon, Escalopes de veau Lucullus et quelques autres) et même quelques ortographes passées de mode (par exemple beefsteaks) n’aient pas été modifiées. Car ce livre reste et restera un livre qui a révolutionné la cuisine des femmes au quotidien.
Mon hommage et le souvenir que je garderai
Malheureusement, après nos années de collaboration, j’ai vécu une bonne vingtaine d’années dans de lointains ailleurs (en Italie, au sud des Landes et à l’extrême pointe de la Bretagne sauvage) et, bien qu’ayant toujours exercé la même activité, lorsque je suis revenue à Paris vers la fin des années 90, je n’ai pas osé reprendre contact avec elle. J’ai sûrement eu tort. Mais je garde le souvenir d’une femme élégante — et plus encore d’une grande élégance morale —, d’une très grande probité, toujours à l’écoute, toujours souriante, avec qui j’ai eu la chance de partager, sinon une forme d’intimité, en tout cas de beaux moments d’amitié et des conversations qui m’ont marquée et dont je m’aperçois qu’elles résonnent encore en moi aujourd’hui, comme lorsqu’elle me parlait du Nord dont elle avait la nostalgie, ou encore de sa maison sur l’île de Porquerolles où elle aimait tant séjourner pour se ressourcer.
Ma chère Françoise — nous ne sous sommes jamais tutoyées —, reposez en paix et que la terre vous soit douce. Vous êtes ancrée dans ma mémoire.
Blandine Vié