C’est la saison des fèves !
« Dans notre société de consommation à outrance, l’homme (l’homme ou la femme) se sert de moins en moins des dix doigts dont le Créateur l’a doté. Il n’accomplit plus aucun travail sans l’intermédiaire d’un instrument. Un fouet de cuisine, un moulin à café sont devenus des objets de musée comme le rouet, la charrue ou la faux de nos devanciers. J’ai rencontré dernièrement un cordon-bleu à la mode d’autrefois, une de ces femmes qui ne portent que leurs prénoms, telles les princesses du sang? Madame Juliette m’a dit :
» Le batteur électrique, je ne le connais que par ouïe-dire. Je ne me sers même pas du fouet à manivelle. Uniquement du fouet à main pour être en prise directe avec ma crème ou mes blancs d’œufs. Je sens ma préparation au bout de mes doigts. Je l’aère, je la monte ou je la resserre à mon gré. »
Elle parlait de son « appareil » comme jadis les grandes courtisanes parlaient de celui de leur financier.
Le travail à la main donne de meilleurs résultats que le travail à la machine. Malheureusement, il exige beaucoup de temps et le temps est devenu, de nos jours, la plus chère des denrées comestibles. C’est pourquoi tant de restaurateurs le bannissent de leurs officines. Je ne connais guère que Raymond Thuillier, le maître de l’Oustau de Baumanière, qui continue de jouer en cuisine au Père Fouettard.
Rien ne remplace ce merveilleux outil dont la nature a équipé l’homme : la main. Les épinards à la crème ne sont bons qu’à la condition de ne garder de chaque feuille que son limbe et de laisser de côté les nervures. De même, une bonne purée de fèves nouvelles, accompagnement idéal de l’agneau pascal, exige pour chaque grain un peeling, c’est-à-dire le débarrasser de son enveloppe extérieure. Aucune machine n’y parviendrait, c’est un ouvrage réservé aux doigts de Pénélope.
Dans les grandes cuisines d’autrefois de la région bordelaise, aux plafonds desquels pendaient, tels les drapeaux pris à l’ennemi aux voûtes de la chapelle des Invalides, des saucissons, des morues, des chapelets de cèpes séchés et de piments rouges ; dans ces temples où j’ai appris mon catéchisme de gourmet, j’ai vu des femmes penchées sur d’humbles travaux d’épluchage. C’était beau comme une scène d’intérieur de Vermeer. Ne croyez pas un instant que ces vestales fussent malheureuses. Elles étaient gaies comme des couventines.
À propos de couventines savez-vous pourquoi on ne servait jamais de fèves dans les monastères ? Parce qu’elles donnent, paraît-il, des idées fofolles. Suivant un mandement de l’évêque de Nice, elles étaient » une nouriture incompatible avec la vie monastique. » Il s’agit, bien entendu, d’un évêque pré-concilliaire. Un prélat moderne recommanderait au contraire les fèves pour mettre dans le vent la population conventuelle. »
Lettre aux gourmets aux gourmands et aux goinfres sur leur comportement à table et dans l’intimité.
James de Coquet
Éditions Jean-Claude Simoën, 1977
Morceau choisi par Blandine Vié