Monsieur le Gourmand, à nous deux !…
« Monsieur le Gourmand, à nous deux !…
Ceci n’est pas un défi. J’aime beaucoup les gourmands. J’estime qu’ils sont nécessaires. Ils ont été le grand ressort de notre civilisation. Sans eux, nous en serions encore à nous balancer dans les branches et à vivre de la cueillette.
Car c’est ainsi que tout a commencé : nos devanciers se nourrissaient de fruits et de feuillage. Et puis, un jour, une famille de primates eut envie de goûter à ces plats nouveaux. Elle posa le pied sur le sol et se mit à chasser. Pour chasser en groupe, il faut communiquer entres chasseurs d’où la nécessité d’inventer un langage et d’adopter la station verticale. C’était parti !… Parti pour les restaurants à trois étoiles.
Je ne plaisante pas. Raymond Dart, l’anthropologiste qui a découvert les fossiles des premiers hommes dans une caverne d’Afrique du Sud, a écrit : « Il y avait là des débris de cuisine, tel qu’en laissait derrière lui l’homme primitif. » Des débris de cuisine méritant un détour, dirait Michelin.
Le gourmand avait cessé d’être végétarien pour devenir omnivore. Cela se voyait à ses dents, lesquelles se différenciaient les unes des autres et n’étaient plus faites pour cette mastication perpétuelle de la créature condamnée à une alimentation faible en calories.
Il convient d’ailleurs de noter que les peuples qui ne sont ni gourmets, ni gourmands, ni gastronomes, ont inventé des nourritures inusables qu’on peut mastiquer indéfiniment, et surtout horizontalement, comme au temps où nous n’avions pas encore franchi les frontières de la vie animale.
On se demande pourquoi l’Église a fait de la gourmandise un des sept péchés capitaux. Pas n’importe lequel. Il arrive en quatrième position, entre la luxure qui décharne et l’envie qui jaunit le teint. La gourmandise est-elle congénitale ? Je croirais plutôt qu’elle est le fruit de l’éducation. Il faut avoir appris de bonne heure à distinguer entre le bon, le moins bon et le franchement mauvais. Brillat-Savarin nous a dit à quel moment s’était déterminée sa vocation. Sa mère l’emmenait avec elle lorsqu’elle allait rendre visite à Mme d’Arestel, Supérieure des Visitandines de Belley. Celle-ci leur offrait un chocolat moiré, odorant, dont on devinait à le voir couler qu’il serait une caresse sur la langue. Le secret de ce chocolat était d’être fait de la veille. La sainte femme ne manquait pas d’ajouter :
— Le Bon Dieu me pardonnera ce petit raffinement puisqu’Il est Lui-même toute excellence.
Il paraît que les gens qui embrassent beaucoup ont un passé de bébé glouton. Ils continuent d’assouvir leur faim par un procédé dérivé de la tétée. Le gourmand est sans doute un bébé attardé qui embrassait avec ses petits bras et prenait possession de son environnement. Le gourmand est un possessif, c’est indéniable. C’est pourquoi les grandes réussites s’accompagnent en général d’une grande sobriété. Napoléon déjeunait sur le pouce en faisant la conquête de l’Europe. Dans le même temps, Louis XVIII, en exil, s’attablait devant un royaume de victuailles. Sa fourchette lui servait à opérer un transfert. C’est la raison pour laquelle, dans beaucoup de restaurants touristiques, on dispose devant le client des montagnes de victuailles. Pour lui donner l’illusion qu’il est un P.D.G. alors qu’il n’est peut-être qu’un petit cadre en vacances. »
Lettre aux gourmets aux gourmands et aux goinfres sur leur comportement à table et dans l’intimité.
James de Coquet
Éditions Jean-Claude Simoën, 1977
Morceau choisi par Patrick de Mari