La science de la gueule
« Cet art de flatter le goût, ce luxe, j’allais dire cette luxure de bonne chère dont on fait tant de cas, est ce qu’on nomme dans le monde la cuisine par excellence ; Montaigne la définit plus brièvement « la science de la gueule » ; et M. de la Mothe le Vayer, « la Gastrologie ». Tous ces termes désignent proprement le secret réduit en méthode savante, de faire manger au-delà du nécessaire ; car la cuisine des gens sobres ou pauvres, ne signifie que l’art le plus commun d’apprêter les mets pour satisfaire aux besoins de la vie. Le laitage, le miel, les fruits de la terre, les légumes assaisonnés de sel, les pains cuits sous la cendre furent la nourriture des premiers peuples du monde. Ils usaient sans autre raffinement de ces bienfaits de la nature, & ils n’en étaient que plus forts, plus robustes, & moins exposés aux maladies. Les viandes bouillies, grillées, rôties, ou les poissons cuits dans l’eau, succédèrent ; on en prit avec modération, la santé n’en souffrit point, la tempérance régnait encore, l’appétit seul réglait le temps & le nombre des repas. Mais cette tempérance ne fut pas de longue durée ; l’habitude de manger toujours les mêmes choses, & à peu près apprêtées de la même manière, enfanta le dégoût, le dégoût fit naître la curiosité, la curiosité fit faire des expériences, l’expérience amena la sensualité ; l’homme goûta, essaya, diversifia, choisit, & parvint à se faire un art de l’action la plus simple et la plus naturelle. [.…]
Les François saisissant les saveurs qui doivent dominer dans chaque ragoût , surpassèrent bientôt leurs maîtres, & les firent oublier : dès-lors, comme s’ils s’étaient défié d’eux-mêmes sur les choses importantes, il semble qu’ils n’ont rien trouvé de si flatteur que de voir le goût de leur cuisine l’emporter sur celui des autres royaumes opulents, & régner sans concurrence du septentrion au midi. Il est vrai cependant que grâces aux mœurs & à la corruption générale, tous les pays riches ont des Lucullus qui concourent par leur exemple à perpétuer l’amour de la bonne chère. On s’accorde assez à défigurer de cent manières différentes les mets que donne la nature, lesquels par ce moyen perdent leur bonne qualité, & sont, si on peut le dire, autant de poisons flatteurs préparés pour détruire le tempérament, & pour abréger le cours de la vie. Ainsi la cuisine simple dans les premiers âges du monde, devenue plus composée & plus raffinée de siècle en siècle, tantôt dans un lieu, tantôt dans l’autre, est actuellement une étude, une science des plus pénibles, sur laquelle nous voyons paraître sans cesse de nouveaux traités sous les noms de Cuisinier François, Cuisinier Royal, Cuisinier moderne, Dons de Comus, École des officiers de bouche, & beaucoup d’autres qui changent perpétuellement de méthode, prouvent assez qu’il est impossible de réduire à un ordre fixe, ce que le caprice des hommes & le dérèglement de leur goût, recherchent, inventent, imaginent, pour masquer les aliments. »
Louis de Jaucourt (1704-1779)
contributeur de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, volume IV, p. 537 et suivantes : « Cuisine »
Lu dans « Les plus belles pages, La Littérature Gourmande, de François Rabelais à Marcel Proust »
par Philippe Di Folco, Éditions Eyrolles, 18 €.