La cuisine, outil diplomatique !
« Ce livre paraît — nous semble-t-il à une époque particulièrement propice.
Jamais la Cuisine — je parle ici de la Cuisine traditionnelle, de la vraie Cuisine — n’a été aussi menacée. Jamais un nombre aussi grand de technocrates, d’industriels de Marchés Communs, de marchands de pilules, de faiseurs d’aliments synthétiques, de trafiquants de remèdes-miracles, de diététiciens à œillères, d’atomistes sans âmes et de chimistes sans conscience, ne se sont acharnés contre Elle, comme ils le font actuellement.
Que l’on nous permette de penser que leurs intentions, à eux tous, ne sont pas aussi pures qu’ils se plaisent à l’affirmer. Leurs desseins sont moins de sauvegarder l’espèce — le patrimoine Humain — que de créer à cette Science, dont ils sont plus ou moins les apprentis-sorciers, quelque alibi.
S’il est exact que nous allions vers la dégradation de l’Homme, sans doute le doit-on beaucoup plus aux radiations atomiques, aux retombées radio-actives, à l’acharnement thérapeutique — autant de complots contre l’espèce Humaine, — qu’au Lièvre-à-la-Royale, au Chaud-Froid de Volaille, à la Choucroute de Strasbourg, ou à la Potée d’Auvergne.
Je crois très sincèrement que de vouloir — sous n’importe quel prétexte — nous contraindre à « reconvertir » notre manière de nous nourrir, de préparer nos repas et de les déguster, ressemble exactement à une atteinte profonde à la liberté de l’individu.
Et je pèse consciencieusement mes mots. Des générations de ménagères, de cuisiniers et de gourmets se sont succédé. Chacune a laissé son témoignage et perfectionné des recettes : cela nous dispense aujourd’hui de recevoir des conseils.
… En bref, ce livre est un témoignage. Je m’y suis appliqué à démontrer ce que l’Histoire — notre Histoire — devait à la Cuisine — notre Cuisine. En voici un exemple probant :
En plein Congrès de Lunéville, au cours duquel la France avait à faire établir ses droits sur la rive gauche du Rhin, BONAPARTE apprit que les valises diplomatiques — les Courriers des Malles — servaient principalement au transfert des victuailles que CAMBACÉRÈS (Chef de la Délégation Française) se faisait livrer de Paris, plutôt qu’à l’acheminement des dépêches…
Le futur Napoléon s’emporta. Il convoqua son futur Archi-Chancelier pour l’admonester.
— Citoyen-Consul ! répliqua celui-ci : comment voulez-vous que l’on se fasse des amis, si l’on ne peut plus leur servir des mets recherchés… Ne savez-vous pas que c’est en grande partie par la Table que l’on gouverne.
Le premier Consul acquiesça lorsqu’à la veille de partir pour le Congrès de Vienne, il entendit Talleyrand lui confier :
— Sire ! J’ai plus besoin de casseroles et de recettes gourmandes que de conseils !…
L’Histoire pullule d’anecdotes identiques. Nous allons en juger… Leurs acteurs, — vous en jugerez par vous-même — ne seront jamais des mangeurs de pilules, des convives au régime ou des invités sans appétit.
« La Cuisine n’est pas un mauvais observatoire pour regarder la Grande Histoire », a écrit Pierre GAXOTTE ». »
Une histoire de la cuisine française
Christian Guy
Les Productions de Paris, 1962
Morceau choisi par Blandine Vié