C’est moi qui l’ai bue !
Plus on se prétend connaisseur, plus on se reconnaît la capacité à juger un vin très jeune, en devenir, encore dans ses langes. Pour certains, c’est aussi l’occasion de briller en société en assénant que ce vin a un immense avenir devant lui ou au contraire qu’il ne dépassera pas cinq ans de garde avant de s’écrouler comme un château de cartes.
Certes, c’est tout le talent d’un critique spécialisé de déceler le potentiel d’une bouteille alors même que le commun des buveurs inattentifs n’y ressentira que des défauts, en général des tanins agressifs et en tout cas aucun réel plaisir.
La « cérémonie » annuelle des Primeurs à Bordeaux, qui consiste à évaluer un millésime et à préjuger de l’évolution de tel ou tel château, six mois après les vendanges, en est une illustration et soulève toujours autant de questions passionnées que de réponses divergentes.
Tout cela est bel et bon, acquis, avéré, tamponné comme le coquillard de Paul Bourget.
Mais c’est précisément là que le bât commence à me blesser sérieusement l’échine et le reste.
Que des jeunes ados élevés au Coca-cola et au Big Mac se moquent comme de leur première box Happy Meal de la supposée longévité d’une bouteille de vin dont ils n’ont ni l’usage ni même la fréquentation, c’est regrettable mais facilement compréhensible.
Que, à 95 ans et sans enfant, on n’encave pas des caisses et des caisses d’un Saint-Esthèphe qui va sans doute se refermer comme une huître pendant au moins les sept ou huit prochaines années, je le conçois volontiers.
Mais que les mêmes experts prennent des mines entendues pour asséner que, décidément, les vins ne sont plus vinifiés pour durer autant qu’avant, et profitent de cette importante constatation pour dézinguer sur l’autel de l’urgence sanctifiée des bouteilles de vins à peine sortis de leur élevage et qui puent évidemment le bois à trois mètres, et on entend alors ces élites pensantes énoncer doctement que ce vin est vraiment marqué par la barrique !
Passe encore s’il s’agit d’une dégustation professionnelle de grands crus classés bien que l’appréciation paraisse un peu courte et tellement rabâchée. Néanmoins, après les exagérations et expérimentations audacieuses des années 90, on devrait pouvoir admettre que les bienfaits de l’élevage en fûts neufs, pour certains vins, ne se feront sentir que plusieurs (voire de nombreuses) années plus tard !
Mais mon effarement aujourd’hui est aussi motivé par la recrudescence exponentielle de photos de très grandes bouteilles datant de ces toutes dernières années, ouvertes à table et affichées dans tous les journaux de facebookiens aguerris. Pour un seul commentaire qui évoque l’aspect naturellement « infanticide » de la démarche, il y en a bien cent qui s’inclinent devant ce qui est une gabegie financière ou la dénigrent, l’admiration le disputant en général à la jalousie.
Or, l’évidence consisterait plutôt à décourager cette impatience qui empêche d’attendre une plus grande maturité du vin (je ne parle pas de sa « parfaite maturité », je n’en demande pas tant !). La décence exigerait au moins qu’on n’exhibât point l’objet du délit (du débit) devant les yeux de ses « amis », des yeux rendus brillants soit par les larmes, soit par l’envie !
Car bien souvent, cette bouteille est morte pour rien ou pas grand chose : un peu de gloriole revendiquée et complaisamment étalée, du genre « c’est moi qui l’ai bue ! »
Eh bien non, il n’y a pas de quoi se vanter d’avoir tué une bouteille beaucoup trop tôt.
En fait, le mauvais exemple vient aussi de la très, très haute cuisine revendiquée par nos stars des fourneaux sans qu’il leur vienne à l’esprit que le vin y soit associé.
J’ai encore en tête l’annonce par Joël Robuchon de la vente aux enchères de la cave d’un restaurant qu’il venait de reprendre. La cession de tous ces vieux millésimes devait lui permettre d’acheter des vins plus jeunes. Pour les faire vieillir ? Non ! Pour leur appliquer un coefficient multiplicateur plus conforme aux exigences de sa réussite financière. Je ne critique pas, je constate.
Tant d’autres flacons se prêtent pourtant au jeu avec bonheur ! Ceux qu’on appelle les petits vins aiment à être bousculés dans leur jeunesse. On ne doit pas hésiter à carafer et secouer ces enfants pas sages pour leur faire prendre l’air avant de les siroter. Ils accompagnent nos bonnes cuisines, bourgeoises ou canailles. Ceux-là, on les boit quand il faut les boire.
Et on peut bien les prendre en photo avec son téléphone : ils sourient dans les verres et ça se voit !
Patrick de Mari
sarolea rene
10 septembre 2013 @ 11 h 53 min
Bravo pour cet article que de vérités étant sommelier et faisant des dégustations depuis plus de trente ans je ne peux qu »être admiratif sur vos réflexions.
Michel Smith
10 septembre 2013 @ 13 h 06 min
OK, je m’incline face au grand talent du sieur Mari… Mais j’insiste pour montrer le joli minois de ma boutanche sur Faycebouque. Le dernier en date était un Faugères 2002 du père Louison et je ne le regrette pas. Ah non, zut ! j’ai publié la photo d’une adorable IGT sicilienne 2012, un rouge à boire jeune et frais, je le maintiens, et celle d’un Dolcetto d’Alba 2011 (sans truffes) qu’il convient aussi, à mon humble avis, de goûter dans sa jeunesse.