Ne tuez pas les vieux !
Au milieu des jeunes ambitions et des vieilles gloires, nous cheminons. Nos convictions se nourrissent de ces rencontres avec les uns qui sont notre avenir et les autres qui représentent des socles, des points de départ. Mais aujourd’hui le déboulonnage d’idoles devient un sport reconnu ou même considéré comme un des beaux-arts. Des exemples me peinent, certains me semblent injustes ou parfois risibles.
On se souvient qu’en 1981, Régis Debray, un trublion d’extrême gauche très proche de madame Mitterand, avait cru bon d’essayer d’obtenir la peau ou plutôt la place de Bernard Pivot. La guerre froide ne tiédissait pas les opinions : il souhaitait rien moins que : « enlever à une émission (Apostrophes) le monopole du choix des titres et des auteurs, accordé à l’arbitraire d’un seul homme qui exerce une véritable dictature sur le marché du livre ». Et en matière de dictateurs, il en connaissait un rayon ! Son aveuglement vengeur ne lui laissait pas admettre que Bernard Pivot entretenait chez les téléspectateurs encore cérébrés les goûts de la lecture et d’une littérature honnête. Au point de faire acheter une bonne part de l’édition française, en en faisant l’éloge et donc la promotion. Quelle horreur, en effet !
Presqu’au même moment, un jeune avocat américain fou de vin, Robert Parker, tentait de persuader ses compatriotes de déguster des vins français au lieu de limiter leurs consommations à la bière, au whisky et aux sodas. La lettre d’information de ses débuts, sous les effets du succès de ses commentaires, permit bientôt la naissance d’un guide qui devint la référence qui manquait, y compris en France.
Tout comme l’amoureux de la littérature, l’amoureux des vins fut accusé de peser d’un poids non négligeable sur nos exportations. Quelle horreur (bis) ! De gourou éclairé, il devenait à son tour éminence tyrannique, despote à la solde des tonneliers et des grands propriétaires bordelais.
Dans ces deux cas, la concurrence ne sut pourtant pas profiter d’un marché « ouvert », d’une presse enfin « libre », d’une clientèle en attente. Plusieurs années après la fin de leurs carrières, le trop-plein d’opportunisme de leurs suiveurs et détracteurs ressemble étrangement à un vide sidéral, à un trou carrément noir car leurs écrits se contredisent et leurs paroles sont inaudibles.
En matière de critique gastronomique, l’institution du guide Michelin et le Gault&Millau ont dû lâcher prise devant la cohorte d’autorités auto-proclamées revendiquant l’expression de leurs bons goûts par tous les moyens nouvellement accessibles aux génies les plus précoces. Là encore, les études, les connaissances accumulées, la capacité aiguë de distinguer les qualités en devenir d’un auteur, d’un vigneron ou d’un cuisinier s’effacent devant l’urgence d’exister sur des réseaux sociaux qui réunissent tant de cas de la même espèce.
Et j’en viens à ma poilade du jour. Je me sais parfois caustique, manifestant mauvaise humeur et mauvaise foi dans un même élan, pavlovien ou réfléchi. Mais là, les bras m’en sont tombés alors que j’en avais tant besoin pour applaudir à un épisode peu glorieux de réjouissances youtubesques ordinaires.
Une blogueuse tout juste post-pubère, Marie Lopez, se faisant appeler en toute simplicité EnjoyPhœnix, des millions de vues sur YouTube, qui sait tout sur le bronzage artificiel et les produits qui vont bien au teint des jeunes filles, elle cause tutoriels-beauté dans des meet-up, avec des teens qui lui rapportent plein de sous. Elle a été persuadée (par qui ?) de pouvoir conseiller ses fans en matière de cuisine. Sans mettre tout de suite le cassoulet de Castelnaudary à la portée de toutes les écolières de CM2, elle a quand même tenté d’initier ses adeptes aux délices de « brownies fondants » et de « muffins sans gluten ». La carbonisation à 250° et 300° à cause d’une fatale erreur de conversion entre degrés Fahrenheit et Celsius, n’était pas voulue (copier-coller de recettes américaines) mais a eu raison d’un certain nombre de fours parentaux et donc de sérénités familiales pour un bout de temps.
Pas envie de m’acharner sur l’adolescente omnisciente et multi-fonctions, chantre de la junk food, qui nourrit ses congénères avec des tranches de blancs de volaille reconstitués, des feuilles de salade iceberg en sachets et des tomates de serre au milieu de bagels industriels. En voilà du conseil culinaire !
Tout ça pour dire que refuser voire piétiner l’expérience de ceux qui ont connu des apprentissages puis des réussites dans leurs domaines est risqué. Le risque majeur est de montrer ses insuffisances, d’étaler son inculture comme une confiture vomitive ou pire, vulgariser la vulgarité d’un modernisme déjà décadent. L’évolution n’est évidemment pas synonyme de progrès quand elle n’a d’autre objet qu’elle-même. Alors, lisons toujours les livres classiques, buvons aussi les vins vieux, mangeons les anciens plats de nos régions.
Il faut tellement de temps, de travail, de talent pour réinventer la vie ! Tout le monde n’en est pas capable et essayer n’est pas suffisant.
Casser sans faire mieux ne mérite aucune indulgence : on sait maintenant que Palmyre n’est plus éternelle !
Patrick de Mari
Darya
28 septembre 2015 @ 8 h 21 min
Merci !