« Le plat unique » vu par Jean d’0rmesson
Morceaux choisis
Dans son roman-fleuve Au plaisir de Dieu, publié aux éditions Gallimard en 1974, Jean d’Ormesson décrit (chapitre III de la deuxième partie : Une rude journée) tout ce qui changé dans différents domaines de la société à partir de 1914. Certes, sa nostalgie est teintée de passéisme. Elle n’est toutefois pas un repli sur les valeurs du passé mais plutôt un constat qui regarde aussi vers l’avenir. Il y fait donc un inventaire des choses qui disparaissent au profit d’autres qui apparaissent et qui les renouvellent, dans une incessante chorégraphie. Et son constat va jusqu’à la chose culinaire. Il parle évidemment du milieu qui est le sien, c’est-à-dire la noblesse qui remonte aux Croisés, mâtinée de haute bourgeoisie
« Il semble qu’à partir de 1914, les choses, comme les hommes, passent leur temps à mourir. Et à naître aussi, en revanche. Il n’y a pas seulement, pour disparaître, les lampes à huile et la marine à voiles. Il n’y a pas seulement, pour apparaître, l’électricité et le téléphone, le divorce et le socialisme. L’aspect des campagnes et des rues, les vêtements, les chapeaux des femmes, la cuisine, les instruments de chaque jour, les automobiles naturellement, les avions bien entendu, les danses, la musique et la peinture, le langage, les idées et les mœurs, tout vieillit en quelques mois, se transforme et surgit. Je sais bien que les dîners de la rue de Presbourg, chez Pierre et Ursula, constituaient dans l’après-guerre des anachronismes assez surprenants et qu’ils représentaient une espèce de survie paradoxale des habitudes du début du siècle. Mais, à peine le drame était-il rentré rue de Presbourg — en même temps, à peu près, que les effets de la crise, dont nous verrons plus tard les étapes et les remous — que, du jour au lendemain, le train de vie se modifie. Les dix ou douze domestiques se réduisent à trois ou quatre, les menus faramineux fondent comme neige au soleil. La prochaine étape de la révolution culinaire — pour rester un instant dans ce domaine capital et modeste — se situera à la Seconde Guerre. En 1939 encore, l’idée que l’Allemagne hitlérienne est condamnée au plat unique est un argument de propagande qui remplit les Français d’un mélange de consternation, d’épouvante, de sadisme gourmand et de vraie compassion. Le plat unique est une espèce de monstre du Loch Ness de l’abondance libérale. Un an plus tard, et peut-être pour toujours, le dîner quotidien d’une famille française de la plus haute bourgeoisie comporte rarement plus d’un plat entre le potage et le fromage.
Le changement ne sépare pas seulement le passé de l’avenir. À l’intérieur même du présent, il tend à agir à la façon d’un destructeur de la cohérence familiale. »