« Sans aïeux, point de vin vieux ! » la cave personnelle, un code social disparu…
« Plus profondément, la révolution dans sa lutte culturelle s’attaque à l’art de vivre de la société riche. Le vin vieux par exemple nécessite un travail sur plusieurs générations : « Il faut pour former une excellente cave trente ans, des soins, des dépenses, une vigilance et une activité dont peu d’hommes, et surtout d’hommes riches, sont capables. La révolution, en chassant de Paris tous les anciens propriétaires, a, par une conséquence nécessaire, laissé mettre leurs caves au pillage, soit national, soit domestique, soit révolutionnaire ; leurs vins ont été vendus, et heureux ceux qui, comme M. Taillieur, ont pu s’en procurer et les conserver jusqu’à ce jour ! Mais ce trésor une fois épuisé, les élémens pour le reformer n’existent plus, et c’est sans doute un des plus grands malheurs amené par le nouvel ordre de chose. Accoutumés à boire de la piquette ou du vin du Calvaire, nos Midas républicains sont absolument incapables de créer une cave, et même de l’entretenir » (Almanach, 2e année, p. 168). La cave, qui demande du temps et de l’argent, est une marque sociale. Elle est le symbole d’un pouvoir stable qui se conserve. Le puissant ou le riche fait corps avec sa cave comme le savant avec sa bibliothèque. C’est la seule véritable archive du riche : « Il résulte de ces réflexions qu’une bonne cave est presqu’aussi rare à Paris qu’un bon poème; que la vie tout entière d’un Amphitryon suffit à peine pour la créer, ce qui fait que les seules fortunes héréditaires pouvoient atteindre à cet avantage; mais comme les riches du jour n’ont point d’aïeux, nous doutons fort qu’ils parviennent jamais à contenter sous ce rapport la sensualité d’un vrai gourmand. Aussi dans la plupart des tables de la nouvelle France, rencontre-t-on parmi ces derniers, plus d’Aristonudos que de vinigraphes » (Almanach, 2e année, p. 173). Sans aïeux, point de vin vieux ! L’homme neuf ne boit que de la piquette et n’accède pas à la dimension temporelle du vin vieux. »
Texte de présentation de Jean-Claude Bonnet, 1977
Almanach des Gourmands, Première année, 1803
Grimod de la Reynière
in Écrits gastronomiques,
Éditions 10/18, 1978
Morceau choisi par Blandine Vié