Être gaucher en cuisine…
C’est aujourd’hui la « Journée Internationale des Gauchers » et nous nous demandions si cela avait une réelle incidence en cuisine.
Dans la vie de tous les jours, oui !
Jean-Paul Dubois nous l’a déjà brillamment expliqué dans son magnifique « Éloge du gaucher dans un monde manchot », paru chez Robert Laffont en 1986.
Il est vrai que les gauchers étaient autrefois très souvent des « gauchers contrariés », c’est-à-dire des gauchers qu’on avait forcés à devenir droitiers.
Il fut en effet une époque — pas si lointaine — où être gaucher était stigmatisé par la société. Une symbolique extrémement négative s’attachait au gaucher, différence perçue comme un handicap sinon une tare. L’une de ces très vieilles croyances populaires qui fustigeait les gauchers, les roux, etc. C’est tout juste si on ne les accusait pas d’avoir pactisé avec le diable !
Vous ne me croyez pas ?
Pourtant, depuis les « Saintes Écritures », la droite a toujours été reconnue comme la place privilégiée ! Ne dit-on pas « être à la droite de Dieu », ce qui est d’ailleurs la signification exacte du prénom Benjamin (fils de la droite, de la main droite).
Aujourd’hui encore, pour les plans de table, le savoir-vivre protocolaire désigne la place d’honneur comme étant à la droite du chef de famille (ou de l’hôte).
Et quand Jésus a été crucifié avec les deux larrons, le bon et le mauvais, le bon se trouvait naturellement à droite et le mauvais à gauche. Ce dont témoigne toujours le symbolisme de la deuxième branche inclinée de la croix orthodoxe.
Certains rites religieux traditionnels vont plus loin encore en considérant la main droite comme pure (celle avec laquelle il est licite de manger par exemple) et la gauche comme impure, donc à réserver aux « sales » besognes, comme les tâches d’hygiène du style essuyer son intimité après certains besoins. Cette dichotomie s’expliquait peut-être autrefois parce qu’on mangeait dans un plat commun. Aujourd’hui encore en Chine, il est malséant de tenir ses baguettes de la main gauche.
Enfin, même notre justice s’est inspirée de ces coutumes antiques archaïques puisqu’il faut jurer de la main droite dans un tribunal, et même sur la Bible dans certains pays.
Mais, héritière elle aussi des traditions grecque et latine, la langue française est plus parlante encore !
En latin, la gauche se dit « sinistra » (gauche se dit toujours sinistra en italien) avec toute la symbolique négative, de mauvais augure, voire « sinistre » qui s’y rattache.
Ainsi, « être gauche » caractérise un manque d’aisance caractérisé.
À noter d’ailleurs que le synonyme de « gaucherie » est… « sinistralité ».
Par opposition, « être maladroit », c’est le contraire d’être… adroit. Or, avoir de l’adresse (de l’ancien français « adrece ») signifiait à l’origine « aller dans la bonne direction, le droit chemin ». C’est de là que viennent nos adresses postales.
Plusieurs expressions viennent renforcer la condamnation universelle de cette préférence latérale, comme par exemple :
— « avoir deux mains gauches », c’est-à-dire être empoté au possible ;
— et surtout « passer l’arme à gauche » qui partage définitivement le monde en deux univers : le droit qui est conforme et le gauche qui est inapte.
D’ailleurs, puisque depuis toujours on souligne le côté maléfique, donc préjudiciable et funeste de la gauche, je me demande (mais je me garderai bien de répondre) s’il fut judicieux de baptiser les députés en fonction de leur place dans l’hémicycle parlementaire.
Plus prosaïquement, le gaucher a longtemps vécu en inadéquation avec le monde qui l’entourait dans la mesure où tout était pensé, envisagé, fabriqué pour les droitiers. Ainsi, du levier de vitesse placé à droite aux ciseaux en passant par le remontoir des montres, les souris d’ordinateur, les appareils photos et autres objets du quotidien, le gaucher se retrouvait fatalement handicapé, non par essence mais parce que les objets l’entourant étaient en quelque sorte fabriqués « à l’envers » pour lui.
Heureusement, en raison d’un changement des méthodes éducatives moins contraignantes à leur égard, aujourd’hui, les gauchers ne sont plus contrariés. C’est pour ça qu’on a l’impression qu’il y en a de plus en plus ! Il y en aurait 8% avérés mais sans doute plutôt 16% dans le monde, soit 930 millions dont tout de même 9 millions en France !
Mais en cuisine, me direz-vous ?
Eh bien là encore, la droite a longtemps prévalu et ça n’a pas toujours été de la tarte !
En commençant par le dressage du couvert qui place le couteau à droite de l’assiette. Et le verre à vin côté droit également. Sans même parler du couteau à poisson, inopérant pour un gaucher même quand il est déplacé.
En coulisses, même combat : qu’il s’agisse des ustensiles les plus simples comme le couteau économe (dont la lame n’est pas dans le bon sens), les ciseaux de cuisine, l’ouvre-boîtes, des plus spécialisés comme le sécateur à volaille, les moulinettes à herbes (avec la manivelle à droite), les gants protecteurs pour ouvrir les huîtres ou, tout bêtement, les casseroles à bec verseur, pas de salut pour les gauchers pendant des siècles !
Heureusement, l’ostracisme dont ils ont longtemps été victimes a cédé la place à l’ingéniosité des fabricants pour mettre au point des ustensiles de cuisine qui conviennent à leur ergonomie ou, à tout le moins, qui conviennent aussi bien aux droitiers qu’aux gauchers.
La preuve en images :
Nous nous sommes d’ailleurs laissé dire que Marc Meneau, Pierre Gagnaire, Christian Le Squer et Jean-Michel Lorain étaient gauchers.
Alors plus d’excuse ! Quand on veut… on peut !
Blandine Vié